Chroniques

par bertrand bolognesi

Yuja Wang, San Francisco Symphony
Michael Tilson Thomas joue Bartók et Mahler

Festivalului Internaţional George Enescu / Sala Mare a Palatului, Bucarest
- 6 septembre 2015
au Festival Enescu de Bucarest : Bartók et Mahler par Michael Tilson Thomas
© dr

Tout a une fin. Ainsi est-ce ce soir la clôture non pas du Festivalului Internaţional George Enescu mais de la résidence qu’Anaclase tient à Bucarest pour cette édition 2015 (quant à lui, l’événement se poursuit jusqu’au 20 septembre). Et c’est en beauté que nous terminons avec un concert du San Francisco Symphony dirigé par Michael Tilson Thomas, son « patron ».

La musique d’un illustre voisin d’antan, Béla Bartók, ouvre la soirée, avec son Concerto pour piano en sol majeur n°2 Sz.95 de 1931 que lui-même créait au clavier à Francfort en 1933 (Hans Rosbaud était à la barre). Dès l’attaque, l’Allegro surprend par une extrême clarté à laquelle ne dérogera pas toute cette lecture. Yuja Wangimpose d’emblée un piano brillant, à la mordante tonicité. Lui répondent des cuivres rutilants et, dans l’ensemble, un orchestre dont la sonorité se révèle à l’opposé des soies saxonnes [lire notre chronique de la veille] : il y va du métal, de la peau et du cristal plutôt que de la Schlagsahne sur velours, caractères particulièrement efficace dans cet opus du Hongrois. Tout en demeurant musicale, la « méchanceté » de la cadence fait mouche ! Rehaussée par la sauvagerie organisée de la partie de percussions et la fulgurance du cri des vents, la poigne et la rigueur de la soliste s’engagent idéalement dans une œuvre contrastée, parfois brutale.

À la violence du premier mouvement succède un Adagio introduit par des cordes à la douceur énigmatique. Le chef californien réalise un mystère étal des plus raffinés, qu’on pourra dire pieusement farouche. Yuja Wangy détache son austère mélopée, dans un dépouillement où s’annonce la fameuse Sonate pour deux pianos et percussions venue au monde six ans plus tard. Soudain, le Presto central assaille l’écoute de son urgence décoiffante, mais encore d’amalgames qui féconderont un jour les jeunes Veress et Ligeti, par exemple. Toutefois, soliste et chef veillent à la stricte observance de la dynamique, soignant une section toujours subtilement nuancée. Sur un trille éternel, le retour du climat initial du mouvement l’élève jusqu’à l’austère rêverie. La délicatesse presque scarlattienne du méandre pianistique conclut dans une désolation saisissante. Franchement musclé, le final Molto allegro signe une exécution dûment violente, désormais résolument rythmique, qui d’enthousiasme soulève la salle.

Après deux bis extravagants et un entracte, nous retrouvons la phalange nord-américaine dans la Symphonie en ré majeur n°1 « Titan » de Gustav Mahler – un compositeur qu’on sait cher au cœur de Michael Tilson Thomas [lire notre chronique du 18 mars 2014 et notre critique CD du klagende Lied. De fort loin survient le Langsam, comme par infiltration, non exempt d’un certain danger. Loin du quasi-classicisme d’Haitink [lire notre chronique du 16 juin 2015], l’interprétation du jour s’inscrit dans un expressionisme latent dont la brumeuse lumière larve souterrainement l’apparition des thèmes. La suite du premier mouvement avance lentement, dans une concentration qui tient du suspens, la tension jamais ne cédant, sauf pour le trait final, soudain résigné. L’épisode suivant gagne une humeur franchement cordiale qui sied à un Ländler hardiment terrien. À l’inverse, le second motif se love dans des miels savoureux, pâtisserie Mitteleuropa qui caresse affectueusement l’oreille. La robustesse du retour du l’aînés’affiche d’autant plus campagnarde. La couleur infiniment secrète du premier énoncé de Bruder Jakob (III. Feierlich und gemessen, ohne zu schleppen) par la contrebasse solo prend elle aussi un atour qu’aujourd’hui l’on qualifierait d’ethnique. Aux pupitres de se rencontrer peu à peu dans un rendez-vous qui tient du rituel dansé dont Tilson Thomas ne force pas le trait. Les mélodies s’inventent en amorce progressive, à la faveur de l’ombre plutôt que des délices. Aussi le retour à la chanson populaire sonne-t-il comme une menace, marche à la vigueur belliqueuse où les cuivres lancent une fanfare intrigante. L’Europe centrale est toute là – de fait, l’œuvre fut créée quelques cent quatre-vingt lieues plus à l’ouest et bien que Viennois le compositeur naquit dans la Bohême de Dvořák.

Après une insondable extinction, sans autre pause qu’un bref point d’arrêt entre dernier accord et attaque orageuse, le surgissement cinglant de l’ultime Stürmisch bewegt est presque effrayant. Une bonté triste habite le thème qui s’ensuit, introspection lyrique que contredit une fanfare rendue furibonde. Bien que d’un geste globalement étiré, la relance du mouvement s’affiche drue, vers une exultation fébrile. Grand moment, donc, que ce dimanche soir à Bucarest, refermant un séjour où déjà nous embarquions avec succès vers l’archipel mahlérien [lire notre chronique du 2 septembre 2015]. Il y a quelques jours, Ioan Holender a prononcé son discours de départ de la direction artistique du festival roumain dont les nouvelles voies seront à découvrir en 2017.

BB