Chroniques

par bertrand bolognesi

Yefim Bronfman, Anja Harteros
Staatskapelle Dresden, Christian Thielemann

œuvres de Beethoven, Bruckner, Enescu et Strauss
Festivalului Internaţional George Enescu / Sala Mare a Palatului, Bucarest
- 4 et 5 septembre 2015
Richard Strauss à la fin de sa vie, lorsqu'il compose ses Cinq derniers Lieder
© dr

Deux soirs de suite, la Sala Mare a Palatului accueille la prestigieuse Staatskapelle Dresden, dans le cadre du passionnant Festivalului Internaţional George Enescu. Sous la férule de son titulaire Christian Thielemann, la phalange saxonne y honore les maîtres allemands. Il semble pourtant que quelque velléité de rendre hommage aux instances invitantes ait habité un temps les intentions du chef, lesquelles auront cependant tourné court entre la programmation du premier concert et sa réalisation effective. Ainsi, pour bel et bien commencer par la Symphonie de chambre en mi majeur Op.33 d’Enescu, le rendez-vous de vendredi convoque curieusement une autre baguette : celle du compositeur thuringien Johannes Wulff-Woesten.

De son interprétation l’on goûte le dessin délicat, la souplesse de l’inflexion tout autant que la rigueur du trait. Dès l’abord, la personnalité sonore des douze solistes dresdois marque d’une soie particulière le Molto moderato initial. Le charme absolu des alliages timbriques est à l’œuvre dans l’Allegretto suivant, dont surprennent les tissages sériels. La tendresse qui traverse l’Adagio est d’une irrésistible séduction, la symphonie s’achevant dans un quatrième mouvement aux accents quasi-korngoldiens. Pourquoi Christian Thielemann s’est-il désisté de la barre ? Sans doute la modernité de l’ultime page du compositeur roumain l’aura-t-elle intimidé…

Dès après, le voici en terrain plus que connu avec le Concerto pour piano en ut mineur Op.37 n°3 de Beethoven. Le soin exact de l’impact et de la dynamique, sans effet de manches, s’impose d’emblée, avec une introduction de l’Allegro con brio d’un classicisme éclairé, pour ainsi dire, où les vents font merveille. Sous les doigts d’Yefim Bronfman l’entrée du piano est un peu dure, s’assouplissant bientôt dans des motifs ornementaux, réalisés avec grâce. Les échanges et les répons trouvent une élégance évidente qui ne finasse pas, contrepointée par une cadence assez mafflue, de noire humeur, qu’un excès de pédalisation brouille un peu. À l’inverse, le soliste livre un Largo infiniment recueilli quand Thielemann caresse Carl Philipp Emanuel Bach et Haydn dans l’accompagnement, d’une quiétude presque enjôleuse. Fluide, le Rondo abandonne un abord timide en se lançant soudain dans un fugato littéralement furieux. Brillant !

On le sait, notre Brandebourgeois ne s’aventure guère hors de la dizaine de compositeurs d’autrefois qu’il fréquente assidument... pour ne pas dire exclusivement. Bref, Anton Bruckner en fait partie, ce que rappelle une exécution plus que routinière de la Symphonie en la majeur n°6. Certes, la ciselure en est charmeuse, très précieuse la définition des différents plans qui fait apprécier l’incommensurable lumière de la Staatskapelle Dresden, mais le Maestoso laisse distant. Après les curieuses sucreries d’un Adagio anecdotique, le Scherzo s’affiche bien gentil. Il faut attendre le Finale pour retrouver quelque intérêt dans cette lecture.

Du répertoire restreint de Thielemann le menu de samedi rend compte plus certainement encore, entièrement consacré à la musique de Richard Strauss. Si la seconde partie avance laborieusement dans une Alpensinfonie lourde (dont les mauvaises langues pourront dire qu’elle s’écoute elle-même complaisamment en mirant ses avantages dans un diaporama de fausses montagnes), la première mi-temps est sans conteste le plus grand moment des deux soirées, avec des Letzte Lieder mémorables. Où est passé le Vier du titre ? C’est qu’il le faudrait remplacer par Fünf le cinquième des derniers Lieder s’ajoutant désormais aux quatre autres dans l’orchestration de Wolfgang Rihm (2013) créée au Salzburger Osterfestspiele d’avril 2014 par les mêmes artistes.

Après un voyage à Londres, sur l’invitation de Thomas Beecham, Strauss [photo] écrit à quatre-vingt quatre ans un ultime opus, lors de séjours à Montreux, Zürich et Pontresina. Ces Quatre derniers Lieder seront rendus public par Kirsten Flagstad et Wilhelm Furtwängler, le 22 mai 1950 dans la capitale britannique, huit mois après la disparition du Bavarois. À Mizzi – le soprano Maria Jeritza (créatrice du rôle d’Ariadne en 1912), installée dans le New Jersey –, il adressait encore en mars 1949 un nouvel opus, Malven, conçue à partir d’un poème de Betty Wehrli-Knobel. Jalousement protégées dans un coffre comme un témoignage privé, ce n’est qu’après le décès de la chanteuse, à l’été 1982, que ces Mauves refirent surface, la partition changeant bientôt de mains lors d’une vente aux enchères à New York, de sorte que le 10 janvier 1985 Kiri Te Kanawa et le pianiste Martin Katz purent enfin la créer. Par la suite, Malven constitua un bis fort apprécié lors de Liederabendt ou après des exécutions des Vier Letzte Lieder – ce que firent d’ailleurs Renée Fleming et Christoph Eschenbach à Paris il y a une dizaine d’années.

Lorsque Christian Thielemann et la Staatskapelle de Dresde commandèrent à Wolfgang Rihm l’orchestration de Malven, notre sage contemporain ne s’est pas égaré dans les opulences des quatre autres chants et favorisa, comme en souvenir de la fine écriture pianistique de l’original, une facture plus chambriste. Comme Berio avec les Lieder de Mahler, mais pas du tout comme Berio avec Schubert (Rendering) ou Puccini (Turandot), Rihm s’est glissé dans la couleur straussienne, réalisant une version de Malven qui se love adroitement dans le cycle. Après un Frühling habilement serti, magnifié par Anja Harteros de cette générosité vocale qui tout récemment la consacrait grande Arabella [lire notre chronique du 6 juillet 2015], nous découvrons la nuance ténue de Malven – trois minutes de bonheur pur, incursion plus légère au climat nostalgique de l’ensemble. Veillant en expert à l’équilibre, Thielemann seconde Harteros dans un September d’une infinie souplesse, accordant à Beim Schlafengehen un velours serein, infiniment pudique jusqu’en la grâce discrète du violon solo. Inspirée, l’interprétation s’achève avec Im Abendrot dans une ampleur suprêmement investie. Voilà de ces moments qui jamais ne se laissent oublier.

BB