Chroniques

par bertrand bolognesi

Michael Tilson Thomas joue Mahler
Sasha Cooke, Chœur de l’Orchestre de Paris

Maîtrise de Paris, San Francisco Symphony
Salle Pleyel, Paris
- 18 mars 2014
le chef étatsunien Michael Tilson Thomas joue Mahler à la Salle Pleyel (Paris)
© art streiber

Pour deux soirs à Paris, le San Francisco Symphony brille d’une riche sonorité grâce à des pupitres de grande qualité dont il peut à juste titre s’enorgueillir. Après A Concord Symphony de Charles Ives (version Henry Brant), Absolute Jest de John Adams et la Septième de Beethoven, c’est à la musique de Gustav Mahler que ce programme est entièrement consacré, un compositeur que Michael Tilson Thomas honore souvent et très volontiers. De la vaste Symphonie en ré mineur n°3 de 1896 nous entendrons une lecture d’une exemplaire clarté, conduisant vers la lumière la plus sereine une hymne à la nature comme il s’en rencontre peu.

Pour ce faire, la formation californienne dispose d’un matériel de choix : des instrumentistes de très haut niveau qui donnent le meilleur d’eux-mêmes à un chef qui ne se contente pas de mettre en place une esbroufante démonstration de volume, mais encore pense très précisément sa vision de l’œuvre. Vous l’aurez compris : nous voilà à des années-lumière des Gurrelieder tonitruants d’il y a quelques jours [lire notre chronique du 14 mars 2014]. La fermeté des cuivres propulse d’emblée Kräftig au sommet. On goûte le contraste ténu entre une inflexion très déterminée et le tissu fort intériorisé qui la vient conclure, par-delà l’inhabituelle crudité des battements de timbale, parfaitement pertinent. Cors parfaits, terrible tonicité des cordes, délicatesse des bois sur laquelle se dessine un violon solo des plus graciles, autant d’avantages auxquels répond un exemplaire tutti de contrebasse. Michael Tilson Thomas évite de trop « profiter » de la percussion, lui préférant l’éclaircissement de cuivres superbes, en particulier, de pupitres fiables, en général. Le brio quasiment infernal de la marche s’appuie sur une construction en profondeur dont la ciselure est extrême. Les derniers moments de cette première partie s’imposent dans une cordiale jubilation.

Sans doute cette Troisième est-elle la plus délicate des symphonies de Mahler. Trop souvent son exécution laisse un désagréable sentiment de discontinuité, une impression d’incomplétude totalement contraire à l’ambition qui la fit naître. Redoutablement ancrée dans les motivations intimes du compositeur, Tilson Thomas en livre une lecture qui contredit magistralement cette malédiction. Le Menuetto gagne une onctuosité gracieuse, quoique sans affèterie, dont le lyrisme sourd comme naturellement, moelleux et tendre sans trop de sucre. Au Scherzo de révéler la très prégnante coloration des timbres, dans une articulation musclée à l’élégance insolente. Du soufre des cuivres, de la volubilité des flûtes et de la séduisante soie des cordes s’élève un relief étonnant. À l’« aus der Ferne » de réinventer tout l’espace de Pleyel, suspendant bientôt la pulsation comme par un extatique enchantement.

Des suaves méandres de contrebasses grandit alors un Ô Mensch plein, à la présence presque palpable. Le mezzo-soprano étatsunien Sasha Cooke possède deux grands atouts : une voix en puissante caresse, à la fois chaude et intrusive, et une remarquable intelligence du texte ; voilà de quoi servir idéalement Mahler ! Aux trombones de prendre derechef cette couleur vocale particulière. Les frais « bimm, bamm… » viennent en rompre la subtile méditation, avant l’ultime adagio, Langsam intensément étiré, assumé comme tel et supérieurement concentré. Ce sixième et dernier mouvement s’infléchit dans des cordes d’une indicible pureté, proprement céleste. Le ton demeure de recueillement souverain, où surgit l’ombre du drame future de la Dixième. Dans une paix dûment arrachée à la tourmente tue, le choral de cuivres s’envole.

Il est peu de soirées comme celle-ci.

BB