Chroniques

par bertrand bolognesi

Violet | Violette
opéra de chambre de Tom Coult

Bruit / Théâtre de l’Aquarium, Paris
- 24 juin 2023
VIOLET, opéra de Tom Coult en création française au Théâtre de l’Aquarium
© pierre grosbois

Avec une curiosité que double un enthousiasme admirable, Jacques Osinski défend la création avec autant d’ardeur que de hardiesse. Après Avenida de los Incas 3518 du compositeur argentin Fernando Fiszbein (né en 1977) en 2015 – couplé avec Lohengrin (1982) de Sciarrino –, Le cas Jekyll de François Paris (né en 1961) [lire notre chronique du 6 février 2019], Words and Music de Pedro García-Velásquez (né en 1981) [lire notre chronique du 9 octobre 2021] puis, tout récemment, Cosmos de Fiszbein, c’est sur l’ouvrage du Londonien Tom Coult [lire notre chronique de son Quatuor à cordes] que se penche le metteur en scène, par ailleurs passionné par l’œuvre de Beckett dans laquelle il excelle (La dernière Bande, L'Image, Words and Music et Fin de partie – ces deux dernières productions furent saluées par le Syndicat de la Critique, la première l’an dernier pour la meilleure création musicale, la seconde cette saison par le Prix Laurent Terzieff).

Né en 1988, compositeur associé du BBC Philharmonic Orchestra depuis 2021, le jeune musicien fut élève de Camden Reeves, Philip Grange et George Benjamin. En collaboration avec la dramaturge Alice Birch, il écrivit un opéra de chambre, Violet, commandé par le Britten-Pears Arts & Music Theatre Wales (Pays de Galle) en collaboration avec le Theater Ulm (Bade-Wurtemberg). La création mondiale se fit le 3 juin 2022 à l’Aldeburgh Festival (Suffolk), dans une mise en scène de Jude Christian et sous la battue d’Andrew Gourlay au pupitre du London Sinfonietta. À Ulm, Rahel Thiel signait dès octobre 2022 une nouvelle production, musicalement dirigée par Hendrik Haas à la tête du Philharmonisches Orchester der Stadt Ulm. Celle de Jacques Osinski (produite par la compagnie L’Aurore Boréale) est donc la troisième de cet ouvrage pourtant si jeune. Après avoir vu le jour le 19 avril dernier à l’ENS Paris-Saclay, la voici pour trois soirs à la Cartoucherie, dans le cadre de Bruit, le festival du Théâtre de l’Aquarium.

« Ce qui empêche la prise de mesures immédiates et efficaces pouvant enrayer le réchauffement climatique et la destruction de la nature, c’est la dynamique de l’inimité qui commande tout le comportement de l’espèce », avance Jacques Camatte, et « conduit inévitablement à l’extinction de l’espèce » (Inversion ou extinction, La Grange Batelière, 2023). Alice Birch semble en avoir parfaitement conscience lorsque, situant le scenario de Violet dans une catastrophe écologique de type fin-du-monde, ses personnages évoquent des actes définitivement hostiles – la pendaison de Félix au beffroi, par exemple –, à comprendre à mi-chemin du plus grand désarroi – celui de la folie meurtrière qui conduit un fermier à abattre tout son bétail mais encore ses enfants et sa compagne avant d’errer dans l’attente de l’ultime désastre – et de la fureur des survivalistes qui « créent des petites communautés fermées construite autour de l’autonomie et de la défense, le recours aux armes et à la violence n’étant pas exclu », précise Gabriel Salerno, poursuivant ainsi : « chez d’autres, l’idée d’effondrement sert à légitimer et libérer la violence et la haine ; il n’est pas rare d’entendre des références à l’effondrement dans les discours de haine ou les discours racistes » (Effondrement… c’était pour demain, Éditions d’En Bas, 2021).

Plutôt que de placer l’argument de son livret sous un tsunami, dans un mégafeu ou pendant une pandémie – telle celle qui vient de nous surprendre alors que notre mode de consommation et le commerce qui lui est nécessaire, induisant l’élevage intensif producteur de zoonoses depuis des décennies, en sont les responsables, couple qui pourtant demeure inchangé après la tempête Covid-19 –, l’auteure britannique a imaginé un autre phénomène : les vingt-quatre heure du jour diminuent, si bien qu’à un jour de vingt-trois heures succède un autre de vingt-deux, un cinquième de dix-neuf heures, un onzième de treize et ainsi de suite, jusqu’au vingt-troisième jour qui ne compte plus que soixante minutes. Et après ? La fin du monde, dit l’entourage angoissé de Violet, jeune femme dépressive à laquelle on administre des médicaments et qui, face à l’imminence du malheur, se révèle confiante et même heureuse, le cataclysme pouvant aussi bien signifier sa libération du joug conjugal exécré. Les prédicats science-fictionnels ont ceci d’excitant qu’ils peuvent générer plusieurs dénouements : ainsi les jours allaient-ils afficher des heures négatives, le recul du temps entraînant la régression des âges et du cours du monde, l’involution de l’histoire de la planète et du vivant jusqu’à leur naissance, à savoir leur disparition. Que saura-t-on de la viabilité du bateau construit par l’héroïne ? Que saura-t-on du jour d’après ? Rien : du vingt-troisième jour, d’une durée d’une heure, le livret retourne au premier et à ses vingt-trois heures, déplaçant notre point de vue du couple avec domestique vivant confortablement dans son village à une famille urbaine de classe modeste : se gavant de friandises devant une télévision, elle est anesthésiée par des images bellicistes au point de ne pas même apercevoir le dévore-heures.

Avec la complicité du scénographe Yann Chapotel [lire notre chronique de Donnerstag aus Licht] et d’Hélène Kritikos pour les costumes, Jacques Osinski sert l’ouvrage par une approche concentrée, quasi minimaliste et souvent poétique, comme il en a le secret [lire notre chronique des Sieben Todsünden]. Les treize musiciens de l’ensemble Maja sont placés en haut de plateau, au centre, la percussion étendant ses instruments sur toutes la partie gauche. À leur tête, Bianca Chillemi mène une lecture très précise de la partition colorée, et même parfois sensuelle, de Tom Coult, ponctuée par des sons enregistrés, principalement campanaires. À l’instar de ce que l’on rencontre dans les opus de Britten et de Benjamin, l’intimité entre texte et musique s’impose avec évidence. Une longue table à manger occupe la scène, tour à tour occupée par une pâte à pain, les mets du petit-déjeuner, les reliefs d’un dîner, etc. Sur le côté, une desserte où Laura, la servante, prépare ce qu’elle pose sur la table. Un dispositif d’affichage signale le jour et le nombre d’heures à lui être dévolu, Catherine Verheyde dirigeant la réalisation lumière. À l’angoisse exprimée de Laura fait écho le stoïcisme de surface de Félix, l’époux autoritaire et toujours sinistrement digne, et la stridence de l’Horloger terrifié, invité d’un repas, dont l’écriture vocale est toujours extrêmement tendue. Dans ce rôle l’on retrouve avec plaisir le ténor Manuel Nuñez Camelino [lire nos chroniques des Troqueurs, de Mirandolina, Street Scene, L’heure espagnole, Capriccio et Semiramide], tandis qu’au baryton-basse Olivier Gourdy est confié, avec avantage, la partie de Félix [lire notre chronique de La chute de la maison Usher]. Le mezzo chaleureux de Natalie Pérez sert Laura, quand Violet bénéficie des impressionnantes fulgurances de Juliette Allen [lire nos chroniques des Aventures de Pinocchio et de Like flesh]. Une première française qui comptera !

BB