Chroniques

par bertrand bolognesi

Words and Music
pièce de Samuel Beckett – musique de Pedro García-Velásquez

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris
- 9 octobre 2021
Pedro García-Velásquez visite Beckett : "Words and Music" à l'Athénée, Paris
© pierre grosbois

Quelques années après Words and Music de Morton Feldman, joué ici-même [lire notre chronique du 25 septembre 2013], c’est à nouveau la pièce radiophonique de Samuel Beckett (il en conçut cinq en tout) qu’aborde aujourd’hui Le Balcon. Écrite en 1961 pour la BBC, traduite en français par l’auteur lui-même en vue de sa parution aux Éditions de Minuit en 1966, puis republiée en version bilingue chez Aubier en 1972, Paroles et musique sera bel et bien ce soir Words and Music, Pedro García-Velásquez ayant préféré s’en tenir à l’original en langue anglaise… et de s’en tenir, surtout, au dirigisme absolu du dramaturge qui indiqua très précisément la mise en scène comme la teneur musicale envisageable au fil de didascalies rigoureuses – il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il dirige le compositeur, selon un principe repris plus tard par René Kalisky, par exemple, entre autres gens de théâtre.

Après John Stewart Beckett, un cousin de l’Irlandais d’une vingtaine d’années son cadet, premier compositeur à s’y atteler (1961), Humphrey Searle (1973) puis Feldman (1987), tous élevés dans le monde anglo-saxon, le pugliese Ivan Fedele s’y attelait en 2015 ; ainsi était-il le premier Latin à s’y frotter. De cette rencontre naissait une œuvre pour deux acteurs et un groupe de quinze instrumentistes, créée en février 2016 par Ivan Volkov à la tête de l’Ensemble Intercontemporain. Parmi les deux officiants, le comédien Johan Leysen (Jo), que l’on retrouve aujourd’hui pour cette création.

Né à Bogotá en 1984, Pedro García-Velásquez [lire notre chronique de Moro de Venecia] est donc le second Latin à composer pour Words and music. Jo, par le larynx duquel nous arrive Words, s’y trouve interrogé sur l’amour par l’autoritaire Croak – le vocable britannique pour croassement – et son maillet. Dès lors est tentée une investigation philosophique bientôt avortée, tandis que Music, c’est-à-dire à la fois l’orchestre et Bob, figure absente (le maître, vraisemblablement) et visible pomme de discorde entre les deux protagonistes, ajuste ses fragments sans pouvoir mieux répondre, d’ailleurs. En familier du théâtre beckettien – il mit en scène Cap au pire en 2017, puis La dernière bande en 2019 –, Jacques Osinski [lire nos chroniques d’Iolanta, Le cas Jekyll et Die sieben Todsünden] demeure exclusivement concentré sur le texte, les cinq tables disposées sur scène n’étant que les supports qui accueillent quelques machines à musique, autrement dits robots, marteaux articulés à distance par un programme informatique pour faire sonner des structures de verre. Tout juste une ampoule sur pied et un néon vertical viennent-ils ponctuer l’espace, avec pour tout mouvement l’arrivée de Croak.

De même que les voix s’avèrent charnues et granuleuses, la partie de Croak, que donne Jean-Claude Frissung, se limitant à quelques questions souvent monosyllabiques et nombre de borborygmes (grognements, plaintes, pleurs et soupirs), la proposition musicale conjugue la plénitude parfois lyrique d’une dizaine d’instruments aux divers cliquetis des robots – si tant est qu’il soit censé, par-delà le titre et l’abstraction véhiculée, de faire la distinction entre ce qui est dit, musical en diable dans cette diction lente dont le micro distille la granulosité ou, pour mieux dire, granule le prononcer, le respirer, le souffler, l’aspirer, le déglutir ; le trépasser… perhaps, et ce qui s’y avoue musiqué. Un corps intérieur s’en trouve ainsi créé, corps acoustique, pour ainsi dire, spatialisé sur scène plutôt qu’en fosse, dans les balcons plutôt qu’en fosse. Cette présence machiniste prolonge en salle le croupeton mental des probables domestiques de Bob, l’absent.

Et l’embryon de chanson de Jo de n’en finir plus d’échouer à s’élever, triste nursery rhymes où la sorcière-qui-apporte-le-cacao reprenant l’inflexion mélismatique du cor (Manaure Marin), phrasé que l’on échange du pavillon aux cordes vocales et inversement, comme un bon vieux saloop remédiait autrefois au mal de mer, à l’inappétence sexuelle ou même aux épisodes diarrhéiques du grand âge, croyait-on (arrow-root). Avec la complicité de Florent Derex (projection sonore), Noé Faure et Étienne Graindorge (électronique), Pedro García-Velásquez confie aux automates, sculptés par Marion Flament, l’enveloppement du dire et de l’écoute, en habitué de cette lutherie particulière qu’il explore souvent. À la tête de l’ensemble Le Balcon, Alphonse Cemin signe une lecture soignée.

BB