Chroniques

par bertrand bolognesi

Street Scene | Scène de rue
opéra de Kurt Weill

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 18 décembre 2010
© mirco magliocca / opéra national de paris

C’est souvent le cas : un ouvrage des années durant ignoré par la scène se trouve monté à quelques centaines de kilomètres et à quelques mois de distance. Ainsi, l’hiver dernier, l’Opéra de Toulon présentait-il Street Scene en création française [lire notre chronique du 16 mars 2010], et c’est au tour de l’Opéra national de Paris et à son Atelier Lyrique de proposer aujourd’hui sa vision de l’œuvre de Kurt Weill, dans un arrangement pour piano, dont une Ouverture à quatre mains, principalement tenue – et ô combien brillamment ! – par Alphonse Cemin.

Au contraire de la Mirandolina donnée par cette même équipe de jeunes chanteurs, cet été [lire notre chronique du 26 juin 2010], c’est dans un décor aussi rudimentaire qu’efficace – Claire Le Gal signe la scénographie - que se joue Street Scene : une palissade figurant l’immeuble où tout se joue et devant lequel les commérages vont bon train, stylisant fenêtres et portes d’un discret trait de craie, de part et d’autre d’un escalier qui remplira à merveille sa fonction de faire-valoir spectaculaire. C’est que l’œuvre fut pensée pour Broadway, assez génialement, du reste, intégrant les habitus lyriques européens à la veine du musical nord-américain à laquelle l’Allemand Weill s’est déjà parfaitement intégré. Rien de surprenant, au fond, à cette bascule : usant volontiers d’éléments de cette culture d’outre-Atlantique dans ses ouvrages berlinois, le compositeur semble s’être aisément glissé dans la gaine musicale de son pays d’accueil. Weill il est, Weill il demeure, bien sûr : s’il n’y avait qu’un petit pas à faire franchir à ses ensembles vocaux pour en faire des numéros de revue, l’homme, loin de renoncer aux thèmes sociaux de sa production précédente, y revient de plus belle, même s’il ajoute désormais à la critique une autodérision rafraîchissante.

Auteure d’une thèse sur l’exil américain de Bertold Brecht, Irène Bonnaud n’est pas en terre inconnue lorsqu’elle aborde cet opéra. Elle en propose une mise en scène relativement rythmée dont la dynamique s’attache au théâtre avant tout. Les élèves de l’Atelier s’y complaisent à brosser des personnages tranchés, la plupart ayant à en défendre plusieurs. Deux ombres, cependant ; la première : que les dialogues (en français) sonnent aussi artificiels, à mi-chemin entre la superbe du mélodrame et un naturel jamais atteint, demi-mesure qui sape cruellement la représentation ; le seconde : cette tendance anecdotique au clin-d’œil qui vient saupoudrer la narration d’une futilité plutôt hors-sujet sans atteindre à l’humour qu’on pourrait en développer – citons la transformation des cornets de glace en microphones, par exemple.

Ceci étant dit, on goûte plusieurs compositions rondement menées dont la plus impressionnante reste celle de l’irrésistible Manuel Nuñez Camelino en Fiorentino, glacier complètement loufdingue qui virevolte, et, surtout, en Abraham Kaplan, vieillard incroyablement crédible sans trop appuyer jamais le trait – l’ampleur d’un vibrato d’avant-guerre dans les premières scènes est franchement bien vue. On se souviendra également du trio parfaitement vipérin vivement animé par Marianne Crebassa (Mrs Olsen), Chenxing Yuan (Mrs Fiorentino) et Letitia Singleton en une Mrs Jones vigoureusement meneuse. Le Laitier amoureux, à qui cette version distribue l’air du concierge (rôle dont elle fait l’économie), bénéficie de la voix fermement ancrée et du chant soigneusement nuancé de Michał Partyka. On apprécie également le style idéal de Carol Garcia en Jenny.

Si la Mrs Maurrant d’Ilona Krzyzwicka s’avère généreusement lyrique, déployant de riches moyens vocaux, elle demeure assez peu expressive. Lui répond un mari solidement vocal, lui aussi, mais dont la présence paraît sans danger – comment croire que ce Frank-là, chanté par Damien Pass, tue qui que ce soit ? C’est incontestablement vers Cyrille Dubois que se tournent les oreilles et les yeux : son doux binoclard de Sam engage, seul en scène, un Lied suave souverainement nuancé, dans une souplesse indicible, tout en sachant brailler vaillamment lorsqu’il le faut.

BB