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Chroniques
Truls Mørk et Vladimir Jurowski
London Philharmonic Orchestra
C’est un jeune chef russe qui retint dès les premiers temps notre écoute [lire notre chronique du 8 décembre 2003, ainsi que notre critique DVD de son premier concert en tant que « patron » du London Philharmonic Orchestra], et suivi par la suite [lire notre chronique du 17 décembre 2010], que nous retrouvons ce soir à la tête de la formation britannique, dans un programme résolument Mitteleuropa.
S’il est un nom associé aux opéras de Janáček, c’est bien celui de Charles Mackerras. En effet, formé à Prague par Václav Talich, l’illustre chef australien (d’origine new-yorkaise) s’affirmera tout au long de sa carrière vivement attaché à la musique du compositeur morave. Aussi réalisa-t-il une suite d’orchestre tirée de l’opéra La petite renarde rusée (Příhody lišky Bystroušky, 1921-23) que jouent ici les musiciens londoniens, dans un grand soin de la sonorité. On apprécie l’ambitus contrasté de nuances déployé par Jurowski, fascinant dans son art d’architecturer l’harmonie et les différents plans d’écriture. Cependant, une relative brutalité, toute héroïsme, vient contrarier des équilibres qui requièrent une délicatesse plus précieuse. Indéniablement, jusqu’en son humour cette œuvres’infléchit plus dans la tendresse que dans le heurt.
Retour dans le temps, avec un célébrissime opus signé Antonín Dvořák en 1895. Un an plus tôt, ce dernier assistait à la création du Concerto pour violoncelle en mi mineur Op.30 n°2 du compositeur étatsunien né en Irlande Victor Herbert (1859-1924) – rappelons que nous sommes alors précisément dans les « années américaines »du musicien tchèque – ; cette page virtuose (lui-même violoncelliste, l’auteur fit assez évidemment la part belle à son instrument) l’impressionna tant qu’il décida de lui aussi s’atteler à un concerto pour le « baryton des cordes ». Après le piano (Concerto en sol mineur Op.33, 1876) et le violon (Concerto en la mineur Op.53, 1879-80), il paraissait logique d’en destiner un nouveau au violoncelle, nouveau doublement puisque cette troisième page concertante est en fait un deuxième concerto pour ledit instrument, Dvořák ayant conçu à vingt-quatre un Concerto en la majeur (1865, non orchestré) qu’il oublia purement et simplement.
LeConcerto pour violoncelle en si mineur B.191 Op.104 n°2, à la langue tour à tour brahmsienne quant à sa sédimentation et mahlérienne pour ses obstinations, ses climats et ses ruptures, rencontre un chef plus à son aise dont la tendance à un appui plutôt copieux sur les cordes graves et la percussion n’est pas une entrave. Si un travail relativement raffiné s’affirme aux violons, les cuivres ne se montrent pas toujours sous leur meilleur jour (cors) et les bois, fiables quant aux notes, pourrait-on dire, demeurent assez ternes quant à la couleur (l’agressivité des flûtes surprend).
Truls Mørk fait une entrée fauve, déterminée mais non « musculeuse », affirmant une indicible subtilité dans l’articulation de la phrase. Son jeu se révèle d’un bout à l’autre passionnément concentré, toujours rien que dans la pensée musicale, servie par un geste parfaitement sûr (dont l’aigu jamais ne souffre de la cruelle et courante « maladie » des violoncellistes, passé un certain âge). De même le soliste norvégien ne s’égare-t-il pas vers des véhémences belliqueuses, favorisant une conception plus intime. Si l’écoute mutuelle semble résister dans l’Allegro initial, la symbiose opère dans l’Adagio médian. Mørk développe un lyrisme à la fois présent et contenu qui domine discrètement tout le mouvement. Au centre, après un pont orchestral pris dans une ampleur toute moussorgskienne (hors propos ?...), le soliste chante généreusement le second thème. Nous évoquions plus haut des climats mahlériens : la marche du Finale (Allegro moderato) ne nous contredira pas, assurément ; sous la baguette de Vladimir Jurowski, c’est encore plus évident. Il choisit une tonicité ténue, dans un équilibre exempt de toute « graisse ». Au violoncelliste, du coup, de laisser s’exprimer une inflexion plus théâtrale qu’auparavant (sans en faire trop, bien sûr). La grande élégie conclusive est alors fort étirée, jusqu’à l’ultime ponctuation du tutti, brève et sans pompe.
À un public qui lui fait fête Truls Mørk offre El cant dels ocells de Pablo Casals (Le chant des oiseaux, d’après une chanson ancestrale catalane) qui la goûte dans un silence religieux.
Après l’entracte, le programme se poursuit à l’écrevisse du temps, se projetant cette fois en 1868, quand fut créée à Linz la Symphonie en ut mineur n°1 d’Anton Bruckner. Après de longues années d’errance dans l’étude de la musique, l’Autrichien s’était d’abord lancé dans la composition d’une messe si bien accueillie par la critique et le public qu’il se sentit d’oser la symphonie. Mais une conception toute personnelle du genre ne permit guère de l’imposer alors, et le succès ne fut point au rendez-vous. De fait, aujourd’hui encore, il n’est pas si fréquent de pouvoir entendre cette Symphonie « Linz » au concert ; on lui préfère de beaucoup la Romantique (n°4) et les Sixième, Huitième et Neuvième.
Vladimir Jurowski engage ses troupes anglaises dans un Allegro rigoureusement dessiné, au rasoir, tout en installant une élégance qu’on pourrait presque dire contradictoire où la partie de cuivres prend une hauteur étonnante. Mais la sonorité des violons accuse une acidité qui dérange, bientôt confirmée par une lecture décidément très droite. Certes, la franche vigueur fait plaisir à entendre, mais cela ne saurait suffire. L’Adagio bénéficie de tous les doutes qu’on attend de lui. Après les souvenirs de Tannhäuser du premier mouvement, c’est dans les hésitations chromatiques du deuxième que se traduit le plus l’influence wagnérienne (Tristan und Isolde avait été créé trois ans plus tôt). Sans conteste, c’est l’épisode le plus difficile à gérer, à tenir, pour un chef ; ce soir, Jurowski s’y emploie par une approche analytique assez peu probante, pour ne pas dire une dessication qui désespérément le désosse sans entrevoir son chant.
Après l’étrange facture de l’Adagio, le plus conventionnel Scherzo paraît forcément régresser. Aussi sonne-t-il avec une verve d’ouverture d’opéra à la danse facile. C’est cependant dans cette partie plus faible de la symphonie que l’interprétation trouve ses marques. Le frémissement omniprésent de l’ultime mouvement, proprement infernal (non dénué d’accents lisztiens, d’ailleurs), renoue de toute autre manière avec les audaces du II. Mais la proposition de ce soir, techniquement irréprochable, ne parvient pas à tracer sa route dans cette modernité particulière.
BB