Chroniques

par françois cavaillès

Tancredi | Tancrède
melodramma eroico de Gioacchino Rossini

Opéra de Rouen Normandie / Théâtre des arts
- 16 mars 2024
Pierre-Emmanuel Rousseau signe TANCREDI de Rossini à l'Opéra de Rouen
© marion kerno | agence albatros

L’écrivain new-yorkais Thomas Pynchon (né en 1937), connu autant pour son talent d’auteur que pour sa longue vie d’ermite fuyant toute célébrité, semble être un passionné du cygne de Pesaro pour avoir truffé de références rossiniennes son Gravity’s rainbow (1973 ; version française de Michel Doury : L’Arc-en-ciel de la gravité, Plon, 1975), roman lauréat du National Book Award en 1974. L’un des nombreux personnages de cette histoire complexe mêlant absurde et érudition en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale fait remarquer que « dans Rossini, tout est blanc dans ces amants qui se retrouvent, la solitude vaincue, que ça vous plaise ou non, c’est le grand mouvement centripète du monde. L’amour naît malgré les machinations de la cupidité, la mesquinerie, les abus de pouvoir. Et la merde de se changer en or. Les murs s’écroulent, on escalade les balcons – écoute ! ».

Suivant grosso modo cette recette, Tancredi (1813), d’un Rossini de vingt ans, est cité peu après dans le fil de la discussion. En vrai melodramma eroico, l’œuvre en deux actes s’inspire d’une autre épopée, bien plus ancienne, La Gerusalemme liberata de Le Tasse (1581 ; La Jérusalem délivrée, plusieurs version françaises disponibles) et se trouve, dans un détail précis de la nouvelle production de l’Opéra de Rouen Normandie jouée au Théâtre des arts, en corrélation avec un ressort scabreux du pavé postmoderne du romancier nord-américain : s’ouvrir devant une croix haute et large comme sur le Golgotha, monumentale, au centre de la scène – clin d’œil fortuit ou fort subreptice au grivois Pynchon, puisque la réalisation en rien leste de Pierre-Emmanuel Rousseau, mais plutôt sombre et minimaliste, assigne au drame le poids terrible de la religion et du pouvoir en général, en brandissant, au fil de la représentation, la croix de l’épée en tant qu’instrument de force.

Syracuse en l’An 1005 où, après l’Ouverture bien assaisonnée par George Petrou à la tête de l’orchestre maison, l’immersion dans le rude monde chevaleresque passe par un large puits central de lumière – éclairage de crypte, décor nu et costumes médiévaux baignés de noirceur. La preuse assemblée entonne, immobile, le premier chant, moins courtois que patriotique, et ainsi débute l’habile opération de charme par le Chœur Accentus. Argirio, confié au ténor noble de Santiago Ballerini, à l’émission aussi étirée qu’un coucher de soleil sur la mer [lire nos chroniques d’El sueño de una noche verano et de La rondine], rivalise vocalement avec l’Orbazzano de la sombre basse de Giorgi Manoshvili, également très régulière en ces instants de concorde [lire nos chroniques de La tempesta et de L’aube rouge]. Tous les hommes en armure se cabrent ensuite, la cabalette d’Argirio est portée par une excellente fosse et le duo des complices se referme d’une belle netteté. Les deux chefs siciliens poussent leurs limites dans un long récitatif pour le premier, un verbe plus musclé quant au second. Mais l’étalage de vanité virile est soufflé par la calme et claire confidente Isaura aux agiles vocalises – le mezzo Juliette Mey est, ce soir, la révélation lyrique –, puis par les merveilleux amoureux Amenaïde et Tancrède. Soprano audacieux, Marina Monzó signe un premier air royal, doté d’une cabalette subtile et ponctué de flammèches ensorcelées [lire notre chronique de La pietra del paragone]. L’intensité théâtrale et lyrique croît à mesure que, selon la mise en scène de Rousseau [lire nos chroniques de L’amant jaloux, Il barbiere di Siviglia et Le comte Ory], se dessine le conflit autour du fervent Orzabbano, prétendant nerveux et onctueux, et du père Argirio, faux héros de guerre à la fois autoritaire et doux dans le récitatif secco.

Seule la musique dépeint la pureté de Tancrède arrivant dans un parc de Syracuse qu’on ne verra pas. Page scintillante et ondulante comme un bracelet de diamants, le gracieux prélude est servi à merveille par les cordes et les clarinettes normandes. L’air du retour du Croisé, sous les ailes d’un ange suspendues un mètre plus haut, vaut pour l’admirable ambitus du mezzo Teresa Iervolino et porte aussi l’accent énervé, pathétique du bel canto romantique avant son heure, interprété devant le linceul d’un cheval mort [lire nos chroniques de Giulio Cesare in Egitto, Lucrezia Borgia, La Cenerentola, Semiramide, L’equivoco stravagante, Ermione et Betulia liberata]. De même, la colère d’Argirio qui s’ensuit, éclate en plein accord avec la finesse dramatique de la composition mais conduit à un risque de cabotinage. La violence imprègne trop tôt le duo des amoureux, lourd de tension, de sentiment avorté, de tragique. La fosse rend heureusement justice aux rythmes et ornements de la partition et la délivrance vient à la scène consécutive avec le chœur Amori, scendete, plein de grâce. Tantôt le pas militaire, les menaces, la confusion, puis la stupeur gâtent le plaisir du chant ; il reste toutefois un bref concertato chaud-froid, magistral, le fidèle aria di lamento lancinant d’Amenaïde et enfin le quatuor mélancolique avant l’emballement tempêtueux pour l’éruption finale.

L’impression d’une légère vulgarité s’estompe au second acte à la faveur de la cavatine efficacement donnée du grand air d’Argirio exprimant avec bravura l’amour paternel, ainsi que du magnifique Tu che i miseri conforti d’Isaura, sommet de la soirée grâce à la maîtrise technique et l’art de la suggestion, enfin du beau tableau de la solitude encagée d’Amenaïde raffinée. À travers les périls de la décadence bel canto, Teresa Iervolino s’élève avec endurance à la hauteur du grand rôle de mezzo de caractère, tellement ardu (Tancrède), émouvante en héros caché, enfin honorable et plein d’un panache épanché avec générosité. Son duo avec le ferme Argirio sonne bel et bien comme un appel aux armes, aussi bien rythmé qu’applaudi. Pour finir, dans ces montagnes russes à la fin tragique de la version dite de Ferrare, et sans air pour le fidèle Roggiero bien tenu par le ténor Benoît-Joseph Meier, c’est Marina Monzó qui apporte la plus vive lumière en déployant, dans la prière Giusto dio, un magistral ruban de vocalises.

FC