Chroniques

par françois cavaillès

Les pêcheurs de perles
opéra de Georges Bizet

Opéra de Saint-Étienne
- 4 février 2024
Laurent Fréchuret signe les novueaux PÊCHEURS DE PERLES à Saint-Étienne...
© cyrille cauvet | opéra de saint-étienne

Figure artistique bien ancrée dans la postérité, Georges Bizet pourrait être le fameux personnage proustien du compositeur, le dénommé Vinteuil, qui s’est appelé Berget dans une version antérieure du roman. Outre le jeu de consonance propre à l’esprit de l’écrivain, celui-ci a aussi, en réalité, bien connu la veuve Bizet, inspiratrice du personnage de la duchesse de Guermantes, ainsi que le fils Jacques, proche camarade de classe. Mais surtout, en dépeignant « chez le même homme, le pauvre et malheureux professeur de piano et le créateur […] dont l’œuvre géniale sera connue tardivement » (selon le préfacier Jean-Yves Tadié), Proust semble bien se servir de l’imaginaire Vinteuil pour envelopper tout le romanesque chez Bizet.

La veine romantique du compositeur français est à l’Opéra de Saint-Étienne avec Les pêcheurs de perles, son tout premier long jet opératique (en trois actes, composé en moins de trois mois), même si l’atmosphère y est d’abord étrange, peut-être proche de susciter à nouveau l’incrédulité partagée lors de la création en 1863. Dans l’acoustique avantageuse du Grand Théâtre Massenet, le Prélude sage et méditatif se déroule devant un rideau argenté, traversé par quelques plongeurs en vidéo, avant qu’apparaissent les deux protagonistes, muets face au public, semblant murmurer leur rivalité larvée. La projection se concentre sur un drap blanc, pour une séance de ciné à l’attention des villageois évoluant en profondeur sur l’espace scénique, dans un décor industriel plutôt qu’à la plage sous d’arides Tropiques. Autre contrepied de la mise en scène du Stéphanois Laurent Fréchuret [lire notre chronique du Dreigroschenoper] : rien ne paraît des danses dépeintes par le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, dont tous les membres, préparés par Laurent Touche, sont figés, un peu empruntés. Plus admirable semble la fluidité de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, conduit avec superbe par Guillaume Tourniaire [lire nos chroniques des Aveugles, de L’elisir d’amore, Le chalet, Ascanio et L’éclair, ainsi que de son album Saint-Saëns].

Sous un soleil éteint, presque absent, dans des costumes contemporains d’ouvriers, mais avec une forte touche de sobriété obscure (Bruno de Lavenère), il revient d’abord au hardi Zurga du baryton Philippe-Nicolas Martin de se présenter clairement en voix sur la ligne de départ, en route pour une performance magistrale en donnant au rôle un tour rarement aussi humain et costaud [lire nos chroniques d’Uthal, Lohengrin, Proserpine, Naïs, La bohème, Ariadne auf Naxos, Djamileh, Roméo et Juliette et L’aube rouge]. Après la suave réponse de ses sujets, survient le Nadir du ténor Kévin Amiel en bleu de chauffe, déjà détenteur d’un élégant arioso, n’enlevant rien, bien au contraire, à la prestance à ses côtés de son ami retrouvé, le baryton Martin – qui n’en est pas un, au sens de la tessiture spécifique. Ils trinquent et manquent de sauter à la dynamite du chœur et de l’orchestre stéphanois, phalange idéale pour teinter et souligner le naturel des allusions dans les premiers récitatifs, d’une part et, de l’autre, pour scintiller et bénir l’orchestration dans le tendre et virtuose Au fond du temple saint, duo qui inclut, en subtilité, l’hymne à l’Amitié sainte.

L’arioso suivant de Zurga réserve un magnifique passage au hautbois, puis cette séduisante arabesque à la clarinette, reprise par l’ensemble de la fosse avant le retour du doux choral initial. Le travail de Guillaume Tourniaire avec l’orchestre maison rappelle les talents du jeune symphoniste, signataire d’une musique déchirante qui questionne l’abandon d’un être aimé, femme-enfant enrobée de rose, voilée de blanc, et qui mène très bien au thème de la déesse, ponctuée de gracieux chœurs pour traîne. Face aux prouesses dramatiques de Zurga, Philippe-Nicolas Martin autant inflexible que mélodieux par la suite, le soprano Catherine Trottmann est le fruit défendu, de ses vocalises étirées, Kévin Amiel maîtrisant, quant à lui, la romance et sa conclusion aux anges [lire nos chroniques de L’hirondelle inattendue, Fantasio, Thaïs, Il barbiere di Siviglia, Lucia di Lammermoor et Falstaff]. S’y ajoute, dans une scène à trois étages sur échafaudage, le Nourabad clair et imposant de la basse Frédéric Caton, pour terminer avec délicatesse, grâce au cristal du soprano et aux merveilles du chœur, un premier acte aux portes du grand romantisme, courant essentiel dans cette production.

Joyeux et alerte de prime abord, tandis que sur le fond de scène un peintre mural poursuit en direct la réalisation d’une fresque (Franck Chalendard), le questionnement de l’amour se creuse dans l’échange entre Nourabad, parfois laconique, et la fière et mélodieuse Leïla, dans l’émouvante évidence d’une grande composition jeune et sensible. Grandiose cavatine de Leïla, aimable chanson de Nadir, et puis... C’est lui ! Tout s’arrête pour vraiment commencer. Le saut des cordes brise les conventions lyriques, au fil nerveux du duo Ton coeur n’a pas compris le mien. La brillance et le charme de la fosse éclaire la poursuite des amants sur la tour métallique pivotante, à la lueur d’un opaque clair de lune (Laurent Castaingt). Il faut voir ces lumières virer au mauve, l’apothéose musicale accompagner les fugitifs jusqu’au sommet tels des figurines nuptiales en haut d’une pièce montée. Le vindicatif Finale, pugnace, est lancé dans un saisissant effet de réalisme, aboutissant enfin à un premier tutti cataclysmique, coupé net par la saillie grandiloquente de Zurga, puis un autre, juste avant l’orage, fournaise vocale illuminée de six néons dressés tels une grille infernale.

Comme après un épisode de mousson, ou en écho de noires rumeurs, le dernier acte s’abat du ciel sur un Zurga perdu en lamentations et une Leïla sensuelle et vulnérable. Devant le rideau tiré, le duo explosif laisse deviner le tragique du grand opéra, à savourer pleinement avec l’ultime Bizet, du côté de Séville (Carmen, ou La mort du desperado). Mais Les pêcheurs de perles ressemble peut-être au dernier grand geste, peut-être le meilleur, de Bizet à l’attention du chœur, lequel embrasse Brahma et menace le faux couple dans une folie plus rassérénante que la chagrine recherche d’une issue moralement plus acceptable (parti des librettistes Michel Carré et Eugène Cormon).

FC