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Chroniques
Die Zauberflöte | La flûte enchantée
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
À mille lieues du Così joué au Théâtre des Champs-Élysées dans une mise en scène ultra-classique [lire notre chronique du 12 novembre], la reprise de La Flûte enchantée à la Bastille est la preuve, si besoin en était, que l'originalité est possible même pour les standards du répertoire. Dans la vision de La Fura dels Baus, foin des éternels cadenas, cages d'oiseleur, ou autres clochettes. Voilà une Flûte comme vous n'en avez jamais vue.
L'œuvre commence comme un immense jeu vidéo – « number of players : 3 / level : 3 / press start » et se poursuit à mi-chemin entre le rêve, le surréalisme et la psychanalyse. Les metteurs en scène catalans déroulent l'ultime opéra de Mozart « dans un espace onirique totalement subjectif (…), un "espace cérébral" dans lequel les images rêvées, imaginées ou interprétées sont incarnées par les différentes représentations des personnages (…) Toute l'histoire, comme dans un rêve, peut se dérouler en un femtoseconde (qui est à une seconde ce qu'une seconde est à trente-deux millions d'années), pendant la brève perte de conscience de Tamino au début de l'œuvre ». De là douze immenses matelas modulables qui tantôt se dégonflent, tantôt se dilatent, semblent tour à tour murs de briques ou lits moelleux, s'allongent à l'horizontale ou au contraire se dressent à la verticale. Pièces maîtresses de la scénographie, ils envahissent l'espace sans jamais peser, tant leur utilisation est ingénieuse et confondante.
Utilisant au maximum les potentialités de l'immense plateau de l'Opéra Bastille, les metteurs en scène jouent sur tous les plans : images numériques, jeux typographiques, lumières psychédéliques habillent les murs. Voilà bien le spectacle total qui renouvelle l'œuvre au point qu'on a l'impression de la découvrir pour la première fois. Les idées fusent dans une débauche d'inventivité. Piscine à balles noires et blanches, sarcophage encerclant Sarastro transpercé par les coups d'épée de Pamina, cadenas en forme de mains gantées de blanc… Où sommes-nous ? Chez Dali ou chez Jung, Tomb raider ou Majax, Almodovar ou Dunlopillo ? Qu'importe ! Même si l'on ne partage pas toutes les idées de la Fura dels Baus, même si à trop convoquer l'onirisme de Zauberflöte on en vient à perdre son message philosophique, on n'a qu'une envie : abandonner sa rationalité pour se laisser emporter par le délire de cette mise en scène électrisante.
Est-ce parce qu'il est lui aussi électrisé que le chef Thomas Hengelbrock conduit l'ouverture comme s'il avait un train à prendre ? Rondement menée, presqu’expédiée, elle perd toute âme et paraît sèche et mécanique. Malmenés par ce tempo, les cuivres en perdent leur latin (et surtout leur justesse), tout comme le pauvre Tamino qui vient faire son entrée sur cette lancée. Au fil du spectacle, il n'est pas rare que les chanteurs donnent l'impression de lutter contre l'orchestre, soit parce qu'il va trop vite, soit au contraire parce qu'il étire étrangement les tempi (ainsi de Tamino mein, oh welche ein Glück, un andante qui devient interminable largo).
Malgré tout, le plateau vocal, de belle qualité, offre une distribution généralement à la mesure de la mise en scène. L'émission de Shawn Mathey (Tamino) est un peu raide, mais ses aigus éclatants et sa musicalité font oublier ce défaut. Il forme un couple très solide avec Maria Bengstsson (Pamina), à la technique sûre et à la voix émouvante, tout comme le duo Russell Braun (Papageno), au jeu d'acteur convaincant, et Maria Virginia Savastano (Papagena) au timbre gracieux. Quant à Erika Miklosa, elle est une Reine de la nuit à la présence forte et aux suraigus précis et jubilatoires. Les seconds rôles ne déméritent pas, des Trois Dames à Monostatos (Markus Brutscher) en passant par José Van Dam (Der Sprecher) qui, malgré les ans, n'a rien perdu de sa diction ni de son timbre si caractéristique.
IS