Chroniques

par bertrand bolognesi

Le papillon noir
opéra parlé d’Yann Robin

Aux armes, contemporains ! / La Scala, Paris
- 8 octobre 2021
"Le papillon noir", opéra parlé d’Yann Robin sur un livret d'Yannick Haenel
© gwendal le flem

Ce vendredi, La Scala lance la quatrième édition de son bref festival automnal, contenu sur un week-end, Aux armes, contemporains ! D’abord auberge, guinguette et café-chantant (de 1787 à 1873), le lieu fut tour à tour, sous son actuelle appellation, un caf’conc à la mode (de 1873 à 1915), théâtre de vaudeville (de 1916 à 1935), grand cinéma art déco (de 1936 à 1977) – la transformation est alors confiée à Maurice Gridaine (1904-1986), architecte à l’œuvre pour les salles Ornano (1933) et Le Balzac (1936), et dont le travail observe cette modernité affirmée qui conjugue l’esthétique monumentale du temps au respect efficace d’une exigence technique précise, à l’instar des réalisations d’Armandary (Variétés de Toulouse, 1932), Belloc (Gaumont-Palace, 1931), Bluysen (Grand Rex, 1932), Bruynell (Marignan, 1933 ; Katorza de Nantes, 1930), Gumpel (Alhambra, 1932), Mélendès (Victor-Hugo, 1931) et Varthaliti (Escurial de Nice, 1935), entre autres –, midi-minuit dédié aux projections classées X (de 1977 à 1999), enfin promu lieu de culte de l'Église universelle du royaume de Dieu, communauté baptiste brésilienne (1999), ce que refusa la Ville de Paris. Le 11 septembre 2018, devenu propriété de Mélanie et Frédéric Biessy, il rouvrit ses portes au public, après qu’un chantier de deux ans lui a donné l’aspect voulu par le designer et scénographe Richard Peduzzi. Passé des aménagements complémentaires, La Scala présente aujourd’hui deux espaces de création et un restaurant.

Des cinq rendez-vous proposés par Aux armes, contemporains !, nous assistons à la première parisienne d’un monodrame conçu par l’écrivain Yannick Haenel et le compositeur Yann Robin, Le papillon noir. Après une création en version de concert en mai 2018 à La Criée (Marseille), l’œuvre fit cette année l’objet d’une mise en scène d’Arthur Nauzyciel au Théâtre National de Bretagne (Rennes) qu’il dirige, dont la diffusion fut malheureusement entravée par les circonstances politico-sanitaires que nous traversons – plus justement, qui nous traversent… –, induisant de n’y accueillir aucun public. Les premières évocations de ce projet remontent à une dizaine d’années, lorsque Haenel et Robin se rencontrent dans le cadre de leur résidence à la Villa Médicis. Du temps a passé, nécessaire au murissement d’une idée avant que s’engage l’élaboration proprement dite. En naquit un opéra pour actrice-chanteuse, chœur et treize instruments. Nous découvrons le spectacle dans une version resserrée afin de s’adapter à cette scène (avant d’en pouvoir déployer à nouveau la forme lors d’une prochaine tournée).

Les artistes des Métaboles occupent le haut du plateau, tandis que les musiciens de l’ensemble Multilatérale s’en partagent le cœur. Ainsi une étroite bande demeure-t-elle disponible, en bas, à Élise Chauvin [lire nos chroniques du 10 novembre 2016, du 19 novembre 2018, des 16 février et 12 juin 2019] qui vient dire l’impossible d’Elle, d’abord lors d’une brève conversation téléphonique, avec sa mère, que l’agacement fait tourner court, puis d’une enivrante confrontation à l’entre-deux des mondes, avec les trois femmes et les cinq hommes qu’elle a aimés, venus l’aider à passer au delà de ce présent-ci du dire, à tré-passer au fil d’une narration où une manière d’aporie beckettienne transmue le souvenir d’un parler durasien. La nuit, à quelques pas d’une bouche de métro dont Elle venait de sortir, une voiture l’a renversée, il-roulait-comme-un-fou, près de la pharmacie, un chauffard qui ne s’est-même-pas-arrêté-tu-te-rends-compte. Ce n’est rien, mal de tête, mais je-suis-vivante. Le somnifère fera son effet et tout ira mieux demain… la nuit ne l’entendra pas ainsi. Quand il s’agit de réaliser avoir longer la cloison qui la séparait d’elle-même, la caresse des amantes et des amants d’autrefois qui hantent une furieuse envie-de-baiser, montre la probable annulation de l’accident par la conscientisation du désir souterrain de mettre un terme à l’errance. Si nous utilisons des traits d’union entre les mots empruntés au livret et cités en italique, c’est pour tâcher de rapporter son écriture stricte par le compositeur, ne laissant pas place à la respiration d’un comédien, scansion notée qui situe clairement la proposition dans la logique de l’opéra. Pourtant, Élise Chauvin ne chantera pas, dans l’acception habituelle du terme. En revanche, il revient au chœur de le faire, dans l’impédance d’une invocation où s’infiltre le Livre tibétain des morts.

Au pupitre, Léo Warynski [lire nos chroniques du 21 janvier 2021, du 24 août 2019, du 26 janvier 2018, des 10 septembre et 23 novembre 2017, du 19 avril 2016 et du 17 mars 2015] fait somptueusement entendre cet ouvrage que meut forcément l’exigence dramatique. L’attention minutieuse aux timbres caractérise d’emblée du Yann Robin nouvelle période, pour ainsi dire, certes en devenir dans bien des pages antérieures, mais qui densément s’épanouit dans Le papillon noir [lire nos chroniques de Scratches, Art of Metal III, Vulcano, Shadows et Deux Études, ainsi qque nos recensions du CD Inferno et du CD du Quatuor Tana]. L’énergie du compositeur en demeure la signature ô combien reconnaissable, mais il est aujourd’hui devenu parfaitement obsolète de s’interroger quant à la saturation qui, sans qu’il s’en soit radicalement éloigné, ne paraît plus au centre des préoccupations du créateur sur ses moyens d’agir. L’aura perçue comme spectrale du recours aux micro-intervalles dans le tissu instrumental rehausse l’impact de la lenteur chorale, prolongation de la naissance du son au fil bouillonnant du souffle. À la violence de l’échafaud rythmique répond un grain impalpable, grondante assise du mais-je-suis-où-là, ça-va-trop-vite où mourir, la-bouche-pleine-de-lucioles.

Avec la nouvelle édition du festival survient l’annonce de l’ouverture en juin prochain de La Scala Provence : dans le Pandora, cinéma d’Avignon conçu dans les années trente, donc art déco lui aussi – il s’est d’abord appelé Palladium et son auteur est Eugène Chirié (1902-1984), architecte très actif dans le Sud (notamment Pathé-Palace de Lyon, 1933, Odéon de Marseille, 1934, etc.) –, le théâtre parisien complètera son activité en offrant des résidences aux artistes, de meilleures possibilités de répétition, etc. Un partenariat avec le Festival d’Avignon se met en place et Actes Sud y ouvrira sa librairie. Cerise sur le gâteau, un studio d’enregistrement y est prévu, de sorte que le label discographique Scala Music y verra bientôt le jour.

BB