Chroniques

par laurent bergnach

L’Itinéraire rend hommage à Gérard Grisey
œuvres de Philippe Leroux et Luis Rizo-Salom

Cité Internationale Universitaire, Paris
- 10 novembre 2016
L’Itinéraire joue Leroux et les regrettés Grisey et Rizo-Salom
© dr | world-phoenix.blogspot

« Je voudrais tant ressembler à Bach, à Chopin, à Ravel ; avoir la précision et le mysticisme d’un Bach, la douceur et l’émotion d’un Chopin, la sensibilité et la finesse de ce "géomètre du mystère" qu’est Ravel. » – in Écrits, Éditions MF, 2008 [lire notre critique de l’ouvrage]. Quand il confie ces mots à son journal intime, le 9 novembre 1963, Gérard Grisey (1946-1998) vient d’avoir dix-sept ans. Le jeune Belfortain joue d’un « instrument maudit », l’accordéon, et se débat pour pouvoir étudier au conservatoire – ce serait celui de Trossingen, en Allemagne. Son rêve s’impose face à une réalité jugée hideuse : il devient un créateur estimé qui bénéficie des séminaires de Darmstadt pour inventer la musique au sortir des Trente glorieuses. Ce soir, à la Fondation Deutsch de la Meurthe, avec Vortex temporum en fin de programme L’Itinéraire rend hommage à l’un de ses fondateurs (1973), parti un 11 novembre.

Luis Rizo-Salom (1971-2013) [photo] nous a quitté plus jeune encore. Diplômé de Bogotá, le Colombien vivait et travaillait à Paris depuis 1999 [lire nos chroniques du 7 février 2015, du 9 juin 2009 et du 13 octobre 2005]. Il y profite d’abord de l’enseignement de Nunes (CNMSP) puis se forme à l’informatique musicale (Ircam). La flûte s’enracine dans plusieurs pages chambristes, parfois seule comme dans Dos miniaturas (1994), premier opus au catalogue, et dans In/Out (Rome, 2012), joué ici. Munie d’une flûte basse, Julie Brunet-Jailly met son énergie à en faire « ressortir l’esprit animal ». Largement percussive, la partie initiale convoque notamment des sons gutturaux qui la rendent syncopée, haletante. Un flux plus aigu, nourri et lyrique se développe alors, aboutissant à un mélange des deux climats, tendu et fiévreux.

Chez Philippe Leroux cohabite nombre de pièces vocales à géométrie variable, a cappella (solo, trio, etc.) ou orchestrales – on pense à Voi(Rex) (2013), pour un soprano et six instruments [lire notre chronique du 2 juillet 2016], et à Quid sit musicus ? (2014), où l’effectif des chanteurs l’emporte [lire notre chronique du 18 juin 2014]. Témoignage admiratif et affectueux pour l’auteur du Noir de l’étoile [lire notre chronique du 22 septembre 2011], Un lien verdoyant (Sarcelles, 1999) réunit voix et saxophone, trouvant ses mots amers dans les Lamentations de Jérémie – le recueil ayant déjà inspiré Charpentier, Couperin, Lalande et tant d’autres. Cette version pour ondes Martenot confronte les possibilités du soprano Élise Chauvin (susurrements, fulgurances, ralentis, etc.) à celle de Nathalie Forget (ondulations, hululements, gémissements, etc.), émouvantes.

Si Périodes (1974) lui coûta « trois mois de souffrance et de torture », c’est avec le sentiment de n’avoir jamais autant travaillé et dans l’urgence pénible de la commande que Gérard Grisey achève Vortex temporum, en mars 1996. Ce triptyque avec interludes, dont les parties sont dédiées successivement à Zinsstag, Sciarrino et Lachenmann, est créé sous sa forme définitive le 26 avril suivant, aux Wittener Tage für neue Kammermusik.

Partie I : le tourbillon du titre est confié aux vents (flûte, clarinette), jubilatoire et traversé de cordes monochromes (violon, alto, violoncelle). Balançant un moment seules, ces dernières relancent le tourbillon en proportion inversée. Bref solo ici, duo là éclairent alors la nouvelle direction suivie, dans une énergie quasi électrique. Jusque alors discret, le piano de Fuminori Tanada conclut le mouvement en solitaire, durant trois minutes virtuoses. Partie II : grâce à la lenteur, Grisey engendre « une sensation de mouvement sphérique et vertigineux ». Nous y entendons une chose languissante, qui ruisselle et s’égrène avec morbidité, avant l’interlude respiré. Partie III, enfin : les tourbillons venteux reviennent, troués de pizz’, annonçant nombre de climats, épuisements et renaissances auxquels la battue souple, voire élastique, de Mathieu Romano confère du moelleux. Dommage qu’il nous faille terminer le concert avec l’homme au téléphone derrière les portes-vitrées de la salle…

LB