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Chroniques
la valse selon Dohnányi, Ravel et Schubert
Maurizio Baglini, Silvia Chiesa, Gautier Dooghe,
Depuis une quinzaine d’années, l’été lillois profite du généreux déploiement d’énergie du Festival Clef de Soleil dont la programmation croise les répertoires, souvent avec une imagination et une audace bien personnelles. C’est sous le ciel viennois que le pianiste, corniste et pédagogue Denis Simándy a placé l’édition 2017 de cette belle aventure dont il est le fondateur. Ainsi les musiciens de ce soir investissent-ils la valse, fameuse et grisante attrition des pas virevoltant sur les parquets impériaux, les dalles du Prater, un plancher d’Heuriger à Grinzing, l’herbe follette du Leopoldsberg et jusque sous les lustres de Gödöllő, la capitale des Habsbourg s’entendant plus nettement depuis ses confins qu’en ses cryptes tutélaires. De même que cette ronde tournoie d’autant mieux que, par-delà forêts et lacs, lointaines sont les marches, le menu du jour ne jettera personne dans le familial vertige des Strauss : en l’écuelle le velouté d’ouverture marie classicisme et romantisme quand le moderne gibier central s’invente paradigmatique, le statut de plat de résistance se projetant dans le dessert, bombance nostalgique qui, à elle seule, justifiait qu’on croisât les genoux sous cette nappe.
Franz Schubert, donc, dont aucun mesmérisme, si zélé fût-il, ne serait venu à bout du nervosisme fertile. L’ambre du violoncelle lyrique de Silvia Chiesa répond à la chaleur discrète du piano de Maurizio Baglini, l’épicentre du concert. Frémissant entre réjouissance trop hâtée et déconfiture abrupte et grave comme l’enfance, l’Allegro moderato de la Sonate pour arpeggione et piano en la mineur D.821 (1824) est servi par une verve sensible, plus prodigue encore dans le tendre Adagio médian. Ländler de vin nouveau ou envolée de moustache hongroise, l’impulsion de la danse traverse franchement – désespérément, peut-être… – l’Allegretto conclusif, sans invalider l’élégie secrète qui sous-tend l’édifice.
Après Le tombeau de Couperin conçu en Abschied aux amis morts sous les drapeaux autant qu’en hommage au vieux maître français du clavier, Maurice Ravel traverse une crise profonde qui prolonge en lui le choc de la Grande Guerre – lisez donc Michel Bernard qui, par imagination littéraire, pénètre plus avant qu’aucune biographie dite sérieuse l’état d’âme du compositeur après le cataclysme (Les forêts de Ravel, La table ronde, 2015). Dans un village ardéchois, il parvient pourtant à écrire La valse, tourbillon de désastre où s’étaient englouties toutes les monarchies d’Europe. Prenant à bras le corps la virtuosité impétueuse de cet opus explosif comme le plus malmené des champagnes, le pianiste toscan convoque gaz moutarde et Dicke Bertha dans des rafales étouffantes – ses doigts sacrent les terribles épousailles de la Kriegsmaschine d’Otto Dix avec les Apocalypses de Fernand Léger.
Alors que Richard Strauss peaufine Die schweigame Frau, à peine moins de deux cents lieues plus à l’ouest, son brillant cadet Ernő Dohnányi – alors chef titulaire de l’Orchestre Philharmonique de Budapest (Budapesti Filharmóniai Társaság Zenekara), patron de la Radio Hongroise (Magyar Rádió) et du Conservatoire Ferenc Liszt (Liszt Ferenc Zeneművészeti Egyetem) – achève dans la vaste cité danubienne son Sextuor en ut majeur violon, alto, violoncelle, clarinette, cor et piano Op.37. En 1935, la nostalgie qui depuis toujours définissait sa musique s’exprime plus encore dans cette œuvre surprenante qui annonce les dernières pages, celles que le compositeur écrirait après la Seconde Guerre mondiale, dans son exil nord-américain [sur Dohnányi, lire nos chroniques de ses Quintette en ut mineur Op.1 (1892), Sextuor à cordes en si bémol majeur (1893), Sérénade en ut majeur Op.10 (1902), Études de concert Op.28 (1916), Mélodies (1905-1920), de cet opus 37 et de la Symphonie en mi majeur Op.40 n°2 (1943)].
À Silvia Chiesa et Maurizio Baglini se joignent Gautier Dooghe (violon), Ralph Szigeti (alto), Jean-Luc Votano (clarinette) et Denis Simándy (cor), ménageant une paraison néo-Szecesszió à l’Allegro appassionato tourné vers Korngold et l’illustre Bavarois évoqué plus haut. Loin des denses boiseries brahmsiennes qui caractérisaient ses premiers opus, Dohnányi développe cette fois un souvenir heureux quoiqu’inquiet, comme d’avant Quatorze, en tournant le dos aux innovations de ses contemporains dans le recran d’un spleen cultivé. Une profonde déprime ouvre le délicat Intermezzo en prémices des ultimes Metamorphosen de Strauss, l’Adagio scandant bientôt une marche sombre qui semble puiser dans le pré-mahlérien Josef Pembaur (der Ältere). Les interprètes concluent le mouvement dans la recouvrance d’un recueillement presque serein.
Sur l’affable bonhomie du motif de clarinette, où s’invite l’Allegro con sentimento, s’exondent définitivement les morosités initiales. Le joute exclut ni un sentimentalisme caressant alla Ludwig Thuille ni le miroitement d’une lumière câline, presque française. Attaca, l’Allegro vivace, giocoso s’amuse dans des semi-morsures rythmiques qui font caroler le final entre ornements tsiganes et chaloupes jazzy d’un bal de croisière. L’ardent humour de l’exécution est rendu possible par l’exemplaire fiabilité qui favorise une complicité goualeuse de chaque trait, jusqu’à la dernière queue de poisson – quel chien ! On ne trouve pas en France l’idéal Badacsonyi Szürkebarát qui couronnerait ce dessert d’une belle levée de coude, mais le cœur y est.
BB