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Chroniques
Ernö von Dohnányi
pièces pour piano
Ernö von Dohnányi a occupé une place centrale dans la vie musicale hongroise, du tournant du siècle jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale. Compositeur et pianiste, directeur de la Radio Hongroise et chef de l'Orchestre Philharmonique de Budapest durant un bon quart de siècle, c'est peu dire que sa vie était vouée à la musique. S’il partagea avec d'autres pianistes une renommée internationale qu'on pourrait dire légendaire (Rachmaninov, Busoni, etc.), Dohnányi reste aujourd'hui une énigme : né en 1877, élevé dans les valeurs de l'aristocratie austro-hongroise à Bratislava, il véhicule dans sa vie, sa tenue à la ville, sa carrière et son jeu, toujours technique et élégant, une classe irréprochable dont ses contemporains parlent avec admiration et parfois même envie ; cependant, il sympathise avec les Croix Fléchées, le parti de Ferenc Szálasi : le programme, qui au début était de construire une Hongrie puissante, s'est vite radicalisé au point de s'apparenter au national-socialisme. Lorsque Miklós Horthy quitte la tête de l'État au profit de Szálasi, Dohnányi devient encore plus présent dans la vie musicale de la capitale, se voyant confié de nouvelles responsabilités. Croyant naïvement retrouver l'ancienne grandeur d'une Hongrie qu'il n'avait jamais connue mais dont il se sentait l'héritier, il se compromet politiquement au point de s'aveugler – il refuse par exemple d'enseigner son art à Annie Fischer et György Cziffra, car l'une est juive et l'autre tzigane. Paradoxalement, il contribue activement à la diffusion des œuvres les plus novatrices des musiciens de son pays, jouant et programmant les travaux de Zoltán Kodály et de Béla Bartók, entre autre. Ce dernier quitte Budapest en 1940 : il avait participé à un bref gouvernement marxiste, il lui faut donc s'exiler pour échapper au durcissement de l'épuration tant politique qu'ethnique de Szálasi ; Dohnányi fuirait à la fin de la guerre pour Vienne, pour les raisons exactement inverses : l'heure pourrait bien arriver des règlements de comptes, et il comprend qu'il lui faut se mettre à l'abri. Il fait des adieux non déclarés à l'Europe en donnant une intégrale mémorable des sonates de Beethoven à Vienne en 1946, part en tournée pour l'Angleterre, et gagne ainsi les États-Unis en 1948, s'installe en Argentine avant d'obtenir la nationalité américaine sept ans plus tard.
Dans un temps marqué par la modernité, Ernö von Dohnányi développe un style original encore tributaire de Brahms et Liszt. Les Variations sur des Chansons Folkloriques Hongroises Op.29 écrites en 1916 résument assez cet héritage. Les cinq premières variations alternent tempo lent et rapide, tandis que les quatre dernières forment un mouvement continu et virtuose (cascades d'accords, surprenantes dissonances, etc.). Né aux USA dans l'État de Wisconsin en 1962, David Korevaar devient à treize ans l'élève du pianiste américain Earl Wild. Commence bien vite une carrière jalonnée de nombreux prix (Concours International Robert Casadesus, etc.) et de plusieurs tournées (Europe, Asie, Pays Baltes, ...). Il travaille régulièrement avec plusieurs ensembles, dont le Prometheus Piano Quartet qu'il a fondé avec des amis en 1988. David Korevaar est également compositeur. Il joue ici un piano Baldwin qui offre une sonorité équilibrée, préservant une parfaite homogénéité des trois zones de la table. Les aigus clairs, brillants sans excès, qui ne claquent jamais (sauf, sans doute, s'il vous prend envie de vous asseoir dessus !), les graves possèdent la profondeur idéale, ne ronflent pas, bien qu'ils pourraient parfois se creuser plus. Le thème original de ces Variations Op.29 s'apparente fort à un récitatif de Liszt. Le pianiste fait entendre peu à peu des qualités expressives indéniables : si l'exposition reste dépouillée, le Dolce se masque de brumes rachmaninoviennes, et le vivace des contrastes tendus d'une articulation assez sèche qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler les enregistrements de Dohnányi lui-même au clavier. Si la variation 4 gagnerait à virevolter plutôt qu'à s'appesantir comme c'est ici le cas, le tranquillo délicieusement romantique est très bien tenu. La dernière variation est magnifiquement mobile, toujours sensible, parfois sucrée, peut-être comme un quatre-heures au Gerbeaud.
La même année, Dohnányi compose ses Six Études de Concert Op.28 : de façon traditionnelle, chacune tente de solutionner un problème pianistique précis. Si David Korevaar s'avère un rien brutal dans la première, il offre une vélocité excitante dans la suivante, toute lisztienne. L'Étude n°3 est magnifiquement interprétée : tonicité, souplesse, précision, couleur et intelligence du discours sont au rendez-vous, et contribuent à faire de cette plage l'une des plus réussies du disque. Saluons également la finesse avec laquelle Korevaar donne la cinquième, très élégiaque, dosant judicieusement l'utilisation des pédales. Toutefois, le dernière laisse l'auditeur sur sa faim : irréprochable techniquement, elle manque à la fois de folie et de préciosité.
Puisant une nouvelle fois dans ses racines, Dohnányi s'inspire d'un chant de Noël hongrois pour écrire en 1920 sa Pastorale en 1920. Elle est ici jouée avec beaucoup d'élégance. Enfin, Ruralia Hungarica Op.32a date de 1924 : c'est une suite de mélodies puisées dans le folklore de son pays. Là encore excellent technicien, David Korevaar aurait pu ménager plus de mystère à l'Allegretto initial. Le travail de sonorité de l'Andante est très raffiné, et parfaite la mécanique du Vivace. La cinquième pièce est proche de Bartók, et l'Adagio qui suit fait entendre les cymbalums comme par magie. C'est brillamment que le pianiste termine le Molto vivace final. Ce disque permettra de découvrir ou d'approfondir avantageusement l'œuvre du compositeur et pédagogue hongrois.
BB