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Chroniques
Il trionfo del tempo e del disinganno
Le triomphe du temps et de la désillusion
Le metteur en scène Ted Huffman, en résidence actuellement à l’Opéra national de Montpellier, présente son troisième spectacle in loco, après ses précédents A midsummer night's dream (Britten) et Madama Butterfly (Puccini) [lire nos chroniques des 8 mai et du 4 octobre 2019]. Repris ce soir par les soins de Sonoko Kamimura-Ostern, son travail, en coproduction avec Det Kongelige Teater et le Malmö opera, et créé l’année dernière à Copenhague, propose une relecture moderne de l’oratorio du jeune Händel qui le composait à vingt-deux ans sur un livret du Cardinal Pamphili. Lorsque Bellezza (Beauté) interroge son miroir (Fido specchio), son double se place devant elle, puis un autre et encore un troisième – au total huit danseurs et/ou figurants sans visage, les traits masqués par une cagoule, peuplent le plateau, habillés dans les mêmes tons gris-bleus que la protagoniste, tailleur pour les femmes, pantalon pour les hommes et chaussures rouges pour tout le monde.
L’élément essentiel du décor est un canapé qui défile à vitesse lente en travers de la scène. On augmente son linéaire au fur et à mesure, si bien que pendant la majeure partie de la soirée il s’agit d’un canapé d’une longueur infinie, sans extrémités. Les tableaux successifs, très esthétiques, qui se détachent sur fond noir, sont magnifiquement éclairés par Andrew Liebermann, également chargé des décors, et illustrent le texte du livret. Pendant l’air Urne voi, che racchiudete tante belle de Tempo (Temps), ce sont deux cadavres qui gisent sur le divan. Le palais des délices de Piacere (Plaisir) est évoqué plus tard au moyen d’une boule à facettes et de rais de lumière qui tombent sur la fumée d’ambiance, puis à l’occasion de l’air de Piacere, Un leggiadro giovinetto, les corps en sous-vêtements s’enlacent et se caressent, Bellezza comprise. En fin de première partie, cette dernière vise Tempo avec un pistolet, mais c’est Piacere qui s’écroule au coup de feu. Après l’entracte, le ventre en sang, il ne pourra s’exprimer qu’en position allongée ou assise, et c’est au dénouement qu’on reconstitue l’intrigue imaginée par le metteur en scène : le divan reprend une largeur classique, deux enfants dorment sous les couvertures et Bellezza tombe dans les bras de son mari Tempo… après une petite crise de la quarantaine traversée par la mère de famille, on peut éventuellement citer Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille, l’hymne de Grétry !
Le quatuor de solistes réunis sur la scène montpelliéraine est à son avantage, à commencer par le rôle le plus sollicité, celui de Bellezza, tenu par Dilyara Idrisova [lire notre chronique d’Adriano in Siria]. Le timbre du soprano n’exerce pas une séduction immédiate à son démarrage, on entend d’abord une petite voix fluette, mais la tendance s’inverse rapidement et on ne peut être qu’admiratif devant la virtuosité de l’air très fleuri Un pensiero nemico di pace, avec des variations très inspirées dans sa reprise, ainsi que la musicalité d’Io sperai trovar nel vero en seconde partie, superbement accompagné par le hautbois solo. Carol García (Piacere) dispose également d’un certain abattage et chante l’air le plus connu de la soirée, Lascia la spina, avec une délicatesse appréciable, une ligne vocale qui flotte jusqu’à la disparition complète du canapé à la fin de l’air [lire nos chroniques de Mirandolina, Street Scene, L’heure espagnole, Orfeo et La casa de Bernarda Alba]. Sonja Runje en Disinganno (Désillusion) fait, à notre sens, entendre la voix la plus charmeuse, un timbre riche et chaud allié à une technique aguerrie au cours de ses rares passages d’agilité ; seul le grave le plus profond est moins confortable. L’émission du ténor James Way (Tempo) est peu homogène dans son premier air, mais il fait preuve de davantage de mordant en seconde partie, à défaut de souplesse vocale [lire notre chronique d’Il trionfo del tempo e del disinganno].
Aux commandes de son ensemble Les Accents, fondé en 2014, la direction musicale de Thibault Noally est un enchantement et confirme une fois de plus la formidable richesse en formations baroques de notre pays. La fosse de l’Opéra Comédie, d’une puissance parfois démesurée, convient idéalement à ce répertoire. Les rares imperfections relevées dans l’exécution des passages les plus follement virtuoses sont balayées par le charme du son et l’engagement des instrumentistes. Le chef, qui tient aussi le violon solo, lance quelques attaques très marquées et fort bien suivies par les cordes, en particulier les deux contrebasses placées à chaque extrémité de la fosse. L’ampleur, la majesté, la poésie, la souffrance ne sont pas non plus absentes du discours musical. Cet orchestre est décidemment à suivre.
FJ