Chroniques

par françois cavaillès

Fando et Lis
opéra de Benoît Menut

Opéra de Saint-Étienne
- 6 mai 2018
Fando et Lis, un opéra de Benoît Menut d'après la pièce de Fernando Arrabal
© cyrille cauvet

L'amour selon Fernando Arrabal pourrait ressembler à celui entre Fando et Lis, jeune couple qui erre dans un monde post-apocalyptique en direction de l’utopique cité de Tar. Dans cette pièce d'une poésie triste et pimpante, parue en France voilà soixante ans déjà, les deux héros cheminent en fait vers la déchéance totale et la mort. Le meneur Fando souffre de graves troubles psychiques, Lis est estropiée et codépendante à son partenaire. L'adaptation commandée et montée par l'Opéra de Saint-Étienne donne lieu à une création fertile et audacieuse qui reste fidèle à l'esprit original du drame – aussi bien qu'aux échecs, le dramaturge espagnol adoubait les auteurs de sa présence émue au soir de la première, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans.

Par une nuit perpétuelle mais claire (lumières de Nicolas Descoteaux), l'humanité restante passe et repasse en procession macabre sous une neige intemporelle. Vêtue de costumes modernes qu’on dirait baroques (superbe collection de haillons très inventive signée Marilène Bastien), elle expire en incantations mystérieuses par la voix, douce et claire jusqu'au seuil de la liturgie, du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire :

« ne pas mettre les mains
ne jamais toucher le fil
ne jamais toucher le câble ».

En cet univers fantastique d'après la fin du monde, qui rappelle inévitablement celui des films Mad Max, le spectacle regorge de trouvailles poétiques (telles ces gigantesques figures de crabes tombant parfois du ciel, à l'imprévu), développées à partir des étranges dialogues d’Arrabal, esprit sensible et original dans sa lutte contre la survie des fascismes et la montée de nouvelles dictatures à l'après-guerre. Dans l'adaptation en livret, et dans la mise en scène qu'il signe également, Kristian Frédric s'attache à mettre en valeur la beauté des êtres survivant dans un monde disgracieux. Il trouve des formes d'expression délicates, presque humanistes en dépit du climat général très violent, marqué par quelques scènes cadavériques à l'horreur explicite. S'en repaissent de temps en temps, avec ou sans ironie, des hommes aux splendides masques de corbeaux (réalisés par le grand spécialiste Kuno Schlegelmilch).

Dépeinte en six tableaux pour une durée d'environ une heure quarante – format cinématographique, à l’instar du film éponyme d’Alejandro Jodorowsky, Fando y Lis (1968) –, cette quête, malheureuse jusqu'à la plus grande noirceur, constitue finalement une nouvelle œuvre d'art total (ou largement pluridisciplinaire). Le chant, le parler et le jeu d'acteur s'accumulent allègrement, par exemple (et pour le mieux) dans le personnage-clé de Lis, interprété avec brio par le soprano Maya Villanueva. À ses côtés, le rôle de Fando est l'autre performance fort exigeante de théâtre dansé et chanté, ou plutôt d'opéra contemporain dans son sens le plus large : le ténor Mathias Vidal se montre excellent, dans une variété de ton et un engagement impressionnants. Davantage que les quelques scènes de maltraitance exposées au public, son parcours de joyeuse dégradation morale peut sembler insoutenable, au point pour certains spectateurs de quitter la salle sur-le-champ.

De crise de confiance en folie colérique, les échanges du couple impossible sont accompagnés et ponctués avec grand tact par l'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, dirigé par Daniel Kawka. Cette conversation en musique très particulière abonde d'idées, de gestes et d'harmonies qui paraissent peut-être trop d'un coup, mais incitent à en rechercher davantage encore. Parmi tant de singularités lyriques, signalons l'irruption d'un trio d'opera buffa aussi improbable que cordial (deuxième tableau). Ces trois hommes existent-ils vraiment ? En tout cas, le plaisir est bien réel d'apprécier le ténor changeant de Mark Van Arsdale en Toso [lire nos chroniques de Rigoletto, Ali Baba, Salome, Adriana Lecouvreur et Lucia di Lammermoor], le très digne baryton Pierre-Yves Pruvot en Mitaro [lire nos chroniques du 27 mai 2015 et du 20 juin 2017] et la délirante basse Nicolas Certenais (Namur). De même, la forteresse enfin découverte (point culminant des ingénieux décors de Fabien Teigné) renferme-t-elle bien la mythique Tar ?... De toute manière, le voyage s'avère enrichissant et pourrait figurer au répertoire des grandes œuvres nouvelles, au détour du XXIe siècle.

FC