Chroniques

par françois cavaillès

Le marchand de Venise
opéra de Reynaldo Hahn

Opéra Théâtre, Saint-Étienne
- 27 mai 2015
Le marchand de Venise (1935), opéra de Reynaldo Hahn, à Saint-Étienne
© cyrille cauvet

« J’exige mon droit sans débat / Je l’ai juré… sur le Sabbat ! »
La voix de baryton est forte, et l’orchestre traduit la tension dramatique. Il est question de vie et de mort, suivant l’ardent désir de vengeance du vieil usurier juif Shylock, aiguisant son couteau pour enfin prélever son dû (au troisième acte), une livre de chair, sur le marchand de Venise prénommé Antonio. Dans cette scène du procès, la partition de Reynaldo Hahn recèle encore des trésors de vivacité et de théâtralité, dans le beau style « vieillot » de l’opéra français – la création eût lieu à l’Opéra de Paris en 1935 [sur le compositeur, lire notre critique de l’ouvrage paru récemment chez Actes Sud].

Au livret de Miguel Zamacoïs, savoureux dans les détails, il manque tout le génie littéraire shakespearien et, outre la trame de comédie sentimentale, le questionnement profond de la justice peut paraître évacué. De plus, dans cette nouvelle production ambitieuse, la mise en scène pleine de savoir-faire d’Arnaud Bernard opère des choix surprenants : par exemple, celui de dénuer Shylock de toute humilité dès son entrée au tribunal : meilleure trouvaille, peut-être, que l’interlude de valse (superbe transition, aux caresses de saxophone et de violoncelle) serve à illustrer des prières silencieuses, comme en une paisible synagogue. En revanche, dans le recours intensif à l’imagerie juive, le plus gênant est la diffusion généralisée, sur des écrans géants, de vidéos d’archives en noir-et-blanc montrant parfois des images difficilement supportables de l’histoire récente, si douloureuse. En grande majorité, ces visuels n’ont aucun rapport ni avec l’action simultanée sur scène, ni avec le texte.

Malgré cette proposition douteuse (qui, de plus, prive souvent de lumière le visage d’un personnage), les interprètes contribuent tous au succès d’une comédie dramatique pleine de va-et-vient, conçue sur un modèle mozartien – ainsi, à la manière de Così fan tutte, est mis au défi des masques l’amour des couples. Dans des décors plutôt nus et d’élégants costumes modernes (mais trop typés, en ce qui concerne Shylock et son ami Tubal), les chanteurs prennent vite la juste mesure de cette œuvre au lyrisme typique de l’école française, brodé sur une trame théâtrale populaire – à l’instar de L’heure espagnole [lire notre chronique du 10 avril 2015].

Au tonus des trois jeunes premiers – les ténors Philippe Talbot (Lorenzo) et François Rougier (Gratiano) ainsi que le baryton Guillaume Andrieux (Bassanio) – répondent la proposition plus calme et solide de Frédéric Goncalves (Antonio) et celle, un peu convenue sous tant de grimage mais intéressante, à la fois virile et joyeuse, de Pierre-Yves Pruvot (Skylock). Les rôles féminins n’ont pas la part belle, apparaissant vraiment sur le tard pour rester le plus souvent à l’état de potiches. Alors il faut tirer son épingle du jeu… Et elles le font, à commencer par le soprano Magali Arnault-Stanczak, avec charme et fraîcheur [lire notre chronique du 25 janvier 2015], pour incarner la fille de Shylock (Jessica). Les frous-frous beaucoup plus étoffés de Portia (pour qui brûle Bassanio) valent, de la part du soprano Gabrielle Philiponet, une belle montée en puissance, de plus en harmonie avec les vers de Zamacoïs – on songe à La félicité après les alarmes semble plus douce au cœur inquiet, duo avec Bassanio porté par les violons et les cors –, tout en offrant, angélique, les beaux airs attendus de la mélancolie, puis de l’ode à l’amour (« …qui parfume l’aveu, adoucit les reprochessuscite le pardon, apaise le conflit… » où, bien cadencé sur une mélodie douce comme une brise, le chant nous transporte !). Enfin, déjà époustouflante dans La Grande Duchesse de Gerolstein (Offenbach), cet hiver à l’Athénée, le mezzo-soprano Isabelle Druet (Nerissa) fait montre d’un grand talent d’actrice et d’un timbre saisissant [lire nos chroniques du 21 février 2010 et du 16 octobre 2014].

Dirigé par Franck Villard, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire brille en rendant les subtilités d’une musique articulée de manière classique entre récitatifs et airs, et gracieusement ponctuée de duos et de quatuors, jusqu’au grand ensemble final, touchante ritournelle du triomphe de l’amour. Au long d’un spectacle de près de quatre heures, les artifices de Reynaldo Hahn laissent à l’auditeur une impression hachée et systématique. Les plus agréables fantaisies musicales (accents de colère, grondements et soubresauts) surgissent quand Shylock se tient seul en scène. Mais en dépit de petites longueurs et de légers ramollissements, il faut apprécier la justesse et la patience de la formation stéphanoise à ouvrir, comme une clairière au milieu du troisième acte, la calme transition entre la musique rusée précédente (très bel effet jubilatoire, en salut au Shylock débouté et humilié, se vantant au prochain coup d’extirper un taux d’intérêt de cent pour cent !) et les stratagèmes bon enfant de Portia, si confiante en la force naturelle de l’amour, « oiseau » bientôt déployé, Hosannah des forêts dans la saison des nids.

De même, rendons la grâce d’un instant au Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, celui où résonne l’écho enjôleur de chansons de gondoliers qui batifolent. Dans cet interlude, forme imposée et possible invitation à un court ballet, règne une étrangeté merveilleuse. Une musique intelligente et sereine a remplacé les cris de haine et les vidéos passables. En cet opéra jamais joué depuis 1979, voilà l’objet précieux de notre passion : découvrir un espoir.

FC