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Chroniques
Князь Игорь | Le prince Igor
opéra d’Alexandre Borodine
À l’issue de cette première du Prince Igor, opéra d’Alexandre Borodine (1833-1887) qui entre aujourd’hui au répertoire de l’Opéra national de Paris, une partie du public laisse s’épancher une humeur colère lorsque le metteur en scène et son équipe viennent saluer. Quelle pourrait être la cause de ces ombrageuses huées ?
S’agissant d’un opus qui s’inscrit dans la veine des ouvrages à sujet historique de l’opéra russe au troisième tiers du XIXe siècle, il est envisageable que cette partie-là du public attendait une immersion dans l’univers de la Russie médiévale, ce que n’envisage d’aucune manière la présente production. De fait, lorsque, sur le conseil du critique Vladimir Stassov (1824-1906), le compositeur décide en 1869 de s’emparer du Dit de la campagne d’Igor, la plus célèbre des chansons de gestes de la littérature slave, entend-il, à travers le livret qu’il écrit lui-même, l’illustrer le plus fidèlement possible et, par sa musique, reconstituer celle que les contemporains des protagonistes du drame eussent ouïe dans ce XIIe siècle où eut lieu l’expédition militaire contre les Polovtsiens, base de son argument ? La question est assez imbécile pour qu’il ne soit guère nécessaire d’y répondre.
Encore l’espoir concernait-il peut-être la chorégraphie des fameuses danses polovtsiennes, objet de nombreuses adaptations plus ou moins heureuses, de-ci de-là, extrait copieusement rebattu qui assura la renommée d’une œuvre que peu connaissent pourtant. Au cœur des années quatre-vingt-dix, la troupe du Mariinski de Saint-Pétersbourg promenait en tournée plusieurs de ses productions : Le prince Igor, vu par Evgueni Sokovnine et dirigé par Valery Gergiev, les montrait chatoyantes et sensuelles – fantasmatiques, pour ainsi dire. Ce soir, Otto Pichler les dépouille hardiment de leurs faux gemmes, trait de khôl et voiles de soie, troquant avec avantage ces fanfreluches pour des squelettes de laines colorées, comme sortant d’une toile d’Ensor, des gamines géantes dont une inquiétante paire de cornes veille sur le masque blafard aux grands yeux effarés, l’âpre lutte de deux femmes ancrant densément leurs pas dans le sol, des danseurs à têtes de chiens, une ronde de patchwork en derviche tourneur ou la scansion finale par de rudes museaux de boucs. Avec la complicité du chorégraphe et de Klaus Bruns pour les costumes, Barrie Kosky fouille ce que peut éprouver un captif face à une fête ne pouvant lui paraître qu’étrange : il invente un rite païen à la mythologie sauvage et incongrue pour l’Occidental qu’est Igor, plaçant dès lors sa démarche dans un exotisme absolu et inquiétant, loin de tout cliché. Faut-il envisager que les grondeurs aient souhaité faire de ce trait de génie, dont la pertinence force l’admiration, un objet de scandale ? Il y aurait de quoi désespérer du public parisien.
Une nouvelle fois, on goûte l’approche sensible de Kosky [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau, Tristan und Isolde, L’ange de feu, Saul, La foire de Sorotchintsy, Die Meistersinger von Nürnberg, Pelléas et Mélisande, enfin d’Agrippina] qui fait évoluer l’action dans la succession de décors conçue par Rufus Didwiszus – l’intérieur doré d’une église, pour le prologue, avec le chœur invisible de chaque côté, dans l’obscurité ; une villa contemporaine, avec un motif mural japonais en décoration intérieure, une piscine où s’ébrouent soldats et noceurs, et même un goret tournant à la broche, pour représenter la fête chez Galitski ; une cave de torture, avec des giclures de sang sur les murs de béton, sous les gaines du plafond, pour le camp des Polovtsiens, lieu désolant marqué par la souffrance, l’oppression, la détention ; une chaussée, pour finir, dans le brouillard.
Sur le trône du tsar Igor, la lumière du Prologue arrive progressivement et se répand sur toute la dorure : Franck Evin est incontestablement l’acteur principal de ce début, dont il révèle une teneur spirituelle par sa conception de l’éclairage. Après le mauvais présage – une éclipse de soleil, dans le livret, une hémorragie de pétrole sur le corps du tsar, dans la mise en scène –, l’église s’efface, le prince gagne l’avant-scène tandis que le rideau tombe derrière lui. L’orgie du premier acte, chez Galitski, marie treillis, corps masculins dénudés, nonnes en voile dont l’une d’elle est le met prisé par le régent débauché. La direction d’acteurs va bon train, avec un mouvement d’ensemble parfaitement réussi et une attention particulière portée au personnage d’Iaroslavna, la princesse, qui « diffère des opéras historiques où les femmes ont essentiellement des seconds rôles. Dans cette œuvre, l’épouse chante plus que son époux. Elle possède les pages musicales les plus mélancoliques et constitue le cœur émotionnel de l’opéra : sa loyauté à son mari, sa détermination à traverser les épreuves, à s’accrocher à la vie dans le but de revoir Igor, donnent au public un élément auquel se raccrocher », explique Barrie Kosky (brochure de salle). À l’annonce de la défaite russe, une ḥawrā couverte de sang surgit en faisant tournoyer une tête coupée qu’elle brandit par les cheveux : dans l’intolérable affolement, Iaroslavna l’abat d’emblée. L’Acte II fait contraster la sensualité de l’air de la fille du khan, Kontchakovna, puis de son duo avec Vladimir, le fils d’Igor, avec la torpeur des prisonniers. En des temps où la Russie doit régulièrement affronter des hordes nomades venues d’Orient – Oğuzlars, Tatars et Kaptchaks (Polovtsiens, a-t-on dit en russe) –, chaque ville est tenue par son prince sans que la notion de nation permette une résistance efficace, d’où la maligne proposition du khan Kontchak d’une coalition avec Igor captif pour dominer toutes les Russies. Toutefois, Kosky choisit d’appuyer une cruauté parfaitement maîtrisée quoique jamais absolument gratuite. Iaroslavna aborde la route du dernier acte, avec son barda de réfugiée, dans une dimension épique ravagée qui donne le frisson. Évadé, le tsar arpente à son tour le bitume, vers les retrouvailles. La liesse populaire conclusive est traitée avec un sens terrible de la dérision qui porte le spectacle bien au delà de la tentative de Dmitri Tcherniakov, il y a quelques années [lire notre chronique du 1er mars 2014].
Un plateau vocal d’exception élève la barre au plus haut, avec une dizaine de rôles tous superbement tenus. Ainsi faut-il saluer la Polovtsienne d’Irina Kopylova, la ronde vocalité de Vassili Efimov en Ovlour [lire nos chroniques de Raspoutine, Les fiançailles au couvent, Le nez, Noces, Khovantchina, Iolanta, La fille de neige, Boris Godounov et L’enchanteresse], l’impact prégnant du mezzo-soprano Marina Haller en Nourrice, les deux compères déserteurs, de dimension buffa, incarnés avec la verve nécessaire par Andreï Popov, ténor incisif à souhait [lire nos chroniques du Nez, d’Elektra et Lady Macbeth de Mzensk], et par la jeune basse polonaise Adam Palka, fort prometteuse. Le sextuor de tête est pure merveille ! On retrouve avec bonheur l’onctuosité confondante d’Anita Rachvelishvili en Kontchakovna [lire nos chroniques de La fiancée du Tsar, Aida, Samson et Dalila et du Requiem de Verdi], la basse solide et arrogante de Dmitri Ulyanov en prince Galitski [lire nos chroniques de The Saint of Bleecker street et de Lady Macbeth de Mzensk], le cuivre élégant et le mordant de mise pour Kontchak par Dimitri Ivashchenko [lire nos chroniques de la Symphonie Op.135 n°14 de Chostakovitch, Le prophète et Carmen] et le diamant pur de l’excellent Pavel Černoch, tout à son affaire en jeune prince Vladimir [lire nos chroniques de Simon Boccanegra, La fiancée du tsar, Rusalka, L’affaire Makropoulos et Amleto]. Dans la partie d’Igor, la grande basse bachkire Ildar Abdrazakov déploie une voix-fleuve qui interpelle au Prologue et provoque la compassion lors du second monologue, à l’Acte IV [lire nos chroniques d’Ivan le Terrible et de Faust]. Si, l’été dernier, nous émettions quelques réserves quant à l’attribution du rôle de Médée au soprano russe Elena Stikhina [lire notre chronique du 16 août 2019], aucun doute quant à sa Iaroslavna : émission facile, phrasé somptueux, style parfait et imparable musicalité sont au service d’une expressivité des grands soirs, qui conduit droit à l’émotion.
Que joue-t-on à donner Le prince Igor ? Un opéra dans la ligne de Mikhaïl Glinka, suivant les convictions des Cinq, dont l’écriture a commencé en 1869 et que Borodine a laissé en état d’inachèvement, en 1887. Nikolaï Rimski-Korsakov et Alexandre Glazounov se partagèrent la tâche de le compléter, orchestrant plusieurs passages d’après la partition chant-piano, reconstituant l’Ouverture de mémoire et composant certains numéros manquants. En 1890, l’œuvre est créée au Théâtre Mariinski. Mais en 1993, en prenant appui sur les recherches du musicologue Pavel Lamm (1882-1951), Valery Gergiev et les forces du Kirov révélaient une nouvelle version, orchestrée par Iouri Falik (1936-2009) où figurent des numéros laissés de côté par Rimski-Korsakov et Glazounov. Ce dernier ayant envahi le troisième acte de nombreuses mesures de sa seule main, il ne semble pas sacrilège d’en faire l’impasse, comme c’est le cas ce soir, ni d’en avoir récupéré le monologue d’Igor pour le placer à l’Acte IV dans une orchestration du chef russe Pavel Smelkov. Enfin, Philippe Jordan commence la représentation directement par le Prologue qu’il sert d’une noble inflexion, réservant à l’Ouverture une fonction d’intermède symphonique entre les deuxième et quatrième actes – on pourrait presque parler, dès lors, d’une version de Paris. Dans cet état, Le prince Igor, dont il serait non-sens de prétendre livrer une version authentique, fonctionne pleinement, sans accuser quelque disparité. Par le soin jaloux de chaque nuance et des riches couleurs, Jordan magnifie une lecture d’une belle tenue qui révèle les orientalismes de l’œuvre comme le folklore russe réinventé par Borodine. À la tête du Chœur de l’Opéra national de Paris, José Luis Basso s’est évertué à donner vie à ce liant dramatique de l’ouvrage, obtenant une saine cohésion de ses artistes. Le succès est au rendez-vous !
BB