Chroniques

par bertrand bolognesi

Leoš Janáček, Gustav Mahler, Viktor Ullmann
par András Schiff, Christopher Maltman et Bruno Ganz

Salzburger Festspiele / Mozarteum, Salzbourg
- 4 août 2011
Silvia Lelli photographie l’acteur Bruno Ganz au Festival de Salzbourg
© silvia lelli

Le Festival de Salzbourg propose ce soir l’une de ses Mahler Szenen qui mettent en regard l’œuvre et l’univers mahlériens avec son temps, ses origines, ses inspirations, ses anticipations. Ainsi le pianiste hongrois ouvre-t-il ce programme donné au Mozarteum par la Sonate « I.X.1905 » de Leoš Janáček, d’une façon qu’on pourra qualifier de raisonnée : la proximité entre les Lieder du jeune Mahler et les ostinati qui caractérisent le terrain musical centre-européen, les thématiques explorées par les poèmes et l’occupation qu’elles subissent, tout de guerres, de mort, et ici de révolte, pourraient aussi bien être considérés comme un ferment natal commun (au delà d’une coïncidence géographique) à ces deux hommes d’une même génération. Envoyées en Moravie par Vienne pour réprimer un mouvement d’étudiants qui revendiquait l’initiation d’une université à Brno, les troupes autrichiennes interviennent de façon plutôt musclée ; le jeune Pavlík, vingt ans, est atrocement épinglé par les baïonnettes impériales. Bouleversé par l’événement, Janáček compose trois mouvements d’une sonate rageuse que, dans un élan de doute, il détruira bientôt. Fort heureusement, l’interprète qui devait en assurer la création en garda précieusement les deux premiers épisodes : c’est sous cette forme, Pressentiments (Con moto) puis Mort (Adagio), que le musicien accepterait plus tard qu’on donnât sa Sonate « I.X.1905 ».

András Schiff cisèle sa première partie dans un drame vécu en direct, contrasté de violents accents où se conjuguent rage et fragilité, celles de ces fâcheries adolescentes qui ressentent l’injustice comme un affront invivable. La véhémence explose jusqu’à faire de cette fébrilité de surface une force admirable. L’histoire tourne mal. Sans solennité, mais bien plutôt dans un abattement profond, s’égrène les quatre notes comme chantonnées à former le motif du second mouvement. D’une méditation grave naît une réexposition des plus douloureuses, droite et crue, jusqu’à courageusement renouer avec l’écorchure du cri. Se préservant de toute superbe, le pianiste ne s’y trompe pas : la sonate n’a rien d’épique ; elle ne conquiert pas, elle désobéit.

Rejoint par le baryton britannique Christopher Maltman, András Schiff explore ensuite quelques Lieder de Gustav Mahler. Désobéir, disions-nous : de fait, ce sont soldats, déserteurs, cadavres et fantômes qui jaugeront notre écoute tout au long des sept pages choisies. Le piano de Revelge ouvre la danse, implacable comme une gravure à l’eau-forte. Expressive par nature, la voix emprunte au propos son ton brutal, mettant en marche tout un théâtre d’excès (les opéras que Mahler n’écrivit pas sont sans doute dans ses miniatures ô combien dramatiques) qui ne cherche jamais le « beau son », quand bien même le lyrisme s’avère parfois moins tendu. Après les glaçants « trallali, trallaley, trallalera » conclusif, les sombres et de plus en plus lointains appels de la caserne accusent la modernité deZu Straßurg auf der Schanz’ dont le piano se fait littéralement lapidaire, libérant – c’est le cas de le dire – la voix qui bientôt conduira tendrement la deuxième strophe, en un déni délicieux de la folie guerrière. Souvenirs de Schumann et de Liszt se mêlent à une écriture qui avance vers Kurt Weill. Ablösung im Sommer se montre faussement léger, quoique sans manière. La réserve du grave (Bösendorfer) sert idéalement ce qu’on osera dénommer le Mahler de trains fantômes : l’effroyable ballade Der Tambourg’sell est de cette veine-là, assurément. Mais l’élan s’avorte anormalement, laissant supposer qu’un problème de souffle entrave le chant. Le Lied s’achève sur une voix détimbrée, fragilisée. Trost im Unglück confirme cette crainte : Christopher Maltman n’est pas en grande forme, ce soir ; sans doute les caprices du climat (entre la fraîcheur d’avant-hier, l’extrême chaleur d’hier, l’orage du soir et le froid d’aujourd’hui) auront-ils momentanément altéré ses moyens. La sinuosité quasi improvisata de Der Schildwache Nachtlied n’en demeure pas moins passionnante, cédant la place à l’imparable simplicité de Wo die schönen Trompeten blasen où se perçoit plus qu’ailleurs une parenté avec les musiques tchèques évoquées plus haut, en sus des sonorités militaires. Ici, le « grain de la voix » vient caresser l’oreille.

Plat de résistance de la soirée, Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke de Viktor Ullmann, autrement dit Ballade d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke, est alors dit par l’acteur Bruno Ganz [photo]. C’est la version originale pour récitant et piano, et non celle pour orchestre réalisée plus tard par Henning Brauel – entendue à Nancy [lire notre chronique du 25 février 2010] – que donne András Schiff, version donnée plusieurs fois au camp de Terezín où l’œuvre fut conçue. Datée de juillet 1944, cette ballade est le dernier opus d’Ullmann qui, déporté de Terezín à Auschwitz, fut gazé en octobre. À l’écouter, on pourra dire qu’elle fait, en quelque sorte, la jonction entre la manière de Janáček, l’héritage mahlérien et l’enseignement de Schönberg (trace cependant la moins évidente). L’univers est bien le même : guerre (ici, c’est contre le Turc qu’on se bat, le poème de Rainer Maria Rilke ayant pris pour cadre la solide autant que malsaine symbiose austro-hongroise du XVIIe siècle face à l’envahisseur ottoman), mort et amour, sans oublier la révolte, opérant ici à travers une ironie mordante qui, à sa manière, annonce le ton d’un Chostakovitch, par exemple.

Bruno Ganz ouvre le feu, mettant en situation (« Le 24 novembre 1663… ») la scène dramatique, l’ostinato dur du piano introduisant bientôt ses las « Reiten, reiten, reiten… ». Peu à voir, ici, avec la version orchestrale découverte en Lorraine l’an dernier : le recours à plusieurs couleurs instrumentales comme à la diction d’un baryton en atténuait la terrible chorégraphie du paysage-texte, si l’on peut dire. Et le piano seul fait plus entendre encore la proximité de Berg et de Klein (leurs sonates) qui croise à l’occasion un chien d’opérette hongroise. La mixture en semble alors infiniment riche, l’aquarelle debussyste et une sorte de jazz scriabinien n’étant pas loin non plus. Sans théâtralité superflue, Bruno Ganz impose la narration avec juste ce qu’il faut de rythme. De l’implacable urgence parfois machiniste s’échappe l’effroi absolu de « Wein oder Blut ? » (I, 4, Ein Tag dirch den Troß), tandis que la première partie s’achève dans la dérisoire soûlerie d’un grand carillon à la moqueuse grandiloquence.

Style ironique, ton acerbe, conte cruel, tragédie acide, autant de traits définissent une partition qui, dans la rapidité imposée par les circonstances, ressasse ses motifs et emprunte à ses aînées (dans l’œuvre même d’Ullmann, s’entend). Après un final musical en escalier, c’est le poème lui-même qui s’éteint. Le miracle ? Remarquablement servie par Bruno Ganz mais sans fard, Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke emmène l’auditeur des ors meringués du Mozarteum aux orières de la guerre.

BB