Chroniques

par bertrand bolognesi

Didone abbandonata | Didon abandonnée
dramma per musica de Giuseppe Saverio Mercadante

Innsbrucker Festwochen der Alten Musik / Tiroler Landestheater, Innsbruck
- 10 août 2018
Le fort intéressante Didone de Mercadante ouvre les Innsbrucker Festwochen 2018
© rupert larl | innsbrucker festwochen

Une fois n’est pas coutume : les Innsbrucker Festwochen der Alten Musik ouvrent leur édition 2018 par un ouvrage du XIXe siècle. Depuis de nombreuses années, Alessandro De Marchi, directeur artistique du festival et acteur fort engagé, avec son Academia Montis Regalis, dans la résurrection des opéras baroques, souhaitait explorer cette Didone abbandonata de Mercadante (1795-1870). Créé le 18 janvier 1823 au Teatro Regio de Turin, ce dramma per musica en deux actes fut conçu par le Pugliese sur un livret d’Andrea Leone Tottola s’inspirant lui-même de celui que le grand Métastase avait fourni au Napolitain Domenico Sarro, en 1724.

Ainsi que de coutume à l’époque, le poème de Didone connut une gloire d’un bon siècle, avec une soixantaine de mises en musique, parmi lesquelles les opéras de Cherubini, Galuppi, Hasse, Jommelli, Paisiello, Piccinni, Porpora, Sacchini, Scarlatti, Traetta et Vinci. Avec une trame encore baroque, dans ses tortueux rebondissements et coups de théâtre comme dans ses atermoiements affectifs, la version de Mercadante appartient toutefois au bel canto romantique. Dès l’Ouverture, proche de la verve rossinienne, la soirée inaugurale du festival tyrolien, bien connu pour ses immersions dans les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, prend un jour étonnant, sinon provocateur. Il ne faut cependant point minimiser le fait que les compositeurs italiens d’alors puisèrent largement dans la matière classique, voire baroque, Mozart, Haydn et Cimarosa traversant volontiers l’imaginaire rossinien, entre autres. Outre que l’assise du romantisme sur un temps plus ancien n’a, en soi, rien d’incongru, le travail de ce répertoire sur instruments anciens fait aujourd’hui l’objet d’une investigation féconde, comparable à celle qui caractérise le renouveau baroque depuis quatre décennies.

Les baignoires d’orchestre du Tiroler Landestheater sont investies par les timbales (à droite) et le pianoforte indispensable aux recitativi (à gauche). À l’instar de ses contemporains, Mercadante ne s’en est pas tenu aux secchi, passés de mode : l’accompagnato est donc de mise, redoutable pour tous les chefs en ce qu’il nécessite ce qu’on pourrait qualifier de sur-présence-instantanée. Non seulement De Marchi les réalise vertement, mais encore insuffle-t-il une énergie communicative à tout le plateau, au terme d’un travail de collaboration qui nous paraît complice, sans diktat, en belle intelligence. Passée la surprise de certains sautillements alla Donizetti, c’est vers Bellini que l’œuvre progresse, notamment pour l’invention mélodique – Adelson e Salvini, le tout premier opéra de jeunesse du Sicilien (si tant est qu’il fut autre que jeune...), vit le jour deux ans après cette Didone.

Un efficient sextuor vocal défend cette première.
On y retrouve avec plaisir Émilie Renard en Selene, la sœur de la reine de Carthage, amoureuse en secret du même homme, Énée. Le mezzo anglo-français, vainqueur du Concours Cesti d’Innsbruck il y a cinq ans, prête une saine souplesse vocale à un personnage par ailleurs dûment construit. Musicalité et présence dramatique signent une incarnation remarquable [lire nos chroniques des 5 novembre, 18 août et 21 janvier 2017, ainsi que du 26 janvier 2015]. Son soupirant s’appelle Araspe, il est l’aide de camp du terrible Jarba, roi des Maures. Ténor parfaitement impacté et d’une intonation toujours des plus précises, le jeune Diego Godoy Gutiérrez offre également des douceurs, en voix mixte, qui confirment le talent déjà constaté [lire nos chroniques du 9 janvier 2016 et du 13 mars 2017]. En conseiller de Didon qui fait battre son cœur, le baryton-basse Pietro Di Bianco, récemment applaudi à Lyon [lire notre chronique de Viva la mamma], n’a pas la tâche facile avec une première scène assez tendue. Charismatique conseiller, cet Osmida tant intriguant (sinon traitre) que callipyge déploie ses moyens vocaux avant la fin du premier acte, révélant au second des facilités qui, favorablement, donnent au rôle plus de consistance que soupçonnée. Alors qu’il campait à Florence le Troyen dans la version de Leonardo Vinci [lire notre chronique du 12 janvier 2017], le solide Carlo Allemano est ici Jarba épris, Jarba caché, Jarba belliquex, enfin Jarba furieux et destructeur. Sans tout à fait disposer du timbre éclatant qu’on lui connut, le ténor use d’un phrasé qui surprend positivement et s’avère véritable bête de scène [lire nos chroniques du 15 novembre 2017, des 17 septembre et 12 janvier 2016, du 12 août 2012 et du 3 octobre 2004].

Pour la première fois nous entendons le soprano Viktorija Miškūnaitė, soprano généreux dont le large lyrisme, impressionnant, demande qu’on le sertisse plus rigoureusement. Sa Didone a l’avantage d’envahir formidablement l’écoute et l’inconvénient de ne pas toujours vérifier la note requise, ce qui ne saura que s’améliorer ces prochaines années. Mezzo colorature suprêmement agile, doté d’un long souffle et d’une couleur riche [lire nos chroniques de Die Gezeichneten et de Benvenuto Cellini], Katrin Wundsam prend à bras le corps le rôle d’Enea dont elle magnifie avec beaucoup d’adresse les rodomontades.

Avec l’aide d’une armada féminine – Kristina Bell pour les costumes, Irene Selka aux lumières et Magdalena Gut quant au décor –, Jürgen Flimm signe une mise en scène enjouée qui place l’argument dans le Maghreb colonisé. Fidèle au livret, un climat de sensualité contrite traverse Carthage, épicée d’une vacuité nonchalante qui peut surprendre. Le sens du théâtre acquis au fil d’un long métier fait le reste. Au second acte, l’invasion de la salle par les hommes du Coro Maghini (dirigé par Claudio Chiavazza), qui firent preuve d’une appréciable vaillance dès le premier, annonce la destruction à venir, avec son lot de viols, égorgements, etc. Mettant en exergue le goût que pour cette esthétique l’on aurait ou non, une partie du public gronde : à tort, le sujet final n’étant autre que la guerre dont on sait bien qu’elle n’est jamais belle.

BB