Chroniques

par bertrand bolognesi

Dante
opéra de Benjamin Godard

Opéra de Saint-Étienne
- 10 mars 2019
L'Opéra de Saint-Étienne recrée "Dante" de Benjamin Godard (1890)...
© cyrille cauvet | opéra de saint-étienne

Alors qu’il ne dispose vraisemblablement pas des moyens mirifiques qui l’autoriseraient à mener grand train, l’Opéra de Saint-Étienne n’hésite guère à s’aventurer hors des sentiers battus. Outre des saisons symphoniques plus ou moins parsemées d’opus rares, comme c’était le cas de la Symphonie en sol mineur n°1 de Méhul [lire notre chronique du 3 octobre 2017], par exemple, sa programmation lyrique convoque, aux côtés des classiques [lire notre chronique de Così fan tutte, Faust, Semiramide, Les contes d’Hoffmann ou Lohengrin, entre autres], des ouvrages aujourd’hui délaissés, comme Hérodiade de Massenet (l’enfant du pays), la création [lire notre chronique de Fando et Lis] et des oubliés de l’histoire de la musique. À ce chapitre, si le mois de mai sera marqué par le retour de l’opéra-féérie de Nicolas Isouard, Cendrillon (1810)d’après le conte de Perrault, le mars stéphanois livre une page qui n’avait pas connu la scène depuis sa création, au printemps 1890, à la Salle Favart (par les chanteurs du Châtelet) : Dante, opéra en quatre actes de Benjamin Godard, sur un livret d’Édouard Blau (1836-1906), plus connu pour celui du Roi d’Ys de Lalo (1878) [lire nos chroniques du 9 octobre 2007 et du 10 mai 2014].

Trois ans après sa résurrection, effectuée à Munich et à Versailles par le Palazzetto Bru Zane (PBZ), qui donnait lieu en 2017 à une parution discographique remarquée [lire notre critique du livre-disque], l’Opéra de Saint-Étienne se penche activement sur Dante qu’il met à son affiche pour trois dates. Ainsi découvrons-nous en situation cette œuvre atypique, à la fois nettement enracinée dans le souvenir des pages musicales, volontiers épiques (pour ne pas dire héroïques), qui suivirent la Révolution française et traversée d’un élan lyrique délicat, alla Fauré, ce que ne manque point de faire dûment sonner le rigoureux Mihhail Gerts [lire notre chronique du 24 février 2016] au pupitre de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, notamment dans le charmant prélude de l’Acte III dont l’écriture flirte avec un pittoresque inattendu. En adéquation avec son harmonie austèrement architecturée, le décor de Bruno de Lavenère s’organise dans une colonnade qui propulse le Moyen Âge florentin du poète (XIVe siècle) dans sa vénération des Antiques, Virgile en tête (Ier siècle avant J.-C.). Si la verve baroque a principalement puisé dans trois sources – Métamorphoses d’Ovide (des premières années de notre ère), Roland furieux de l’Arioste (1532), La Jérusalem délivrée du Tasse (1581) – Dante Alighieri est assurément l’un des chouchous du romantisme (fonction qu’il partage avec Goethe), prétexte de nombreuses grandes pages (Mercadante, Liszt, Tchaïkovski, Thomas, Rachmaninov ou Mahler, pour n’en citer que quelques-uns, et jusqu’à Puccini avec Gianni Schicchi, au delà de la période). Sa Divina Commedia (1303-1321) possède les ingrédients chéris de la recette romantique, si je puis dire, dont témoigne tardivement Godard en tournant obstinément le dos à la fièvre wagnérienne de son temps – pas si obstinément, d’ailleurs, car il n’échapperait aujourd’hui à personne qu’un bignou tristanien se fût invité dans le dernier acte de son Dante.

Un dispositif de colimaçons et de passerelles construit une scénographie relativement pratique, quoiqu’un brin encombrée, où circulent Gibelins et Guelfes, les deux clans en conflit politique, dans des vêtures qu’on ne saurait dater, bleues pour les uns, rouges quant aux autres. Cédric Tirado signe ces parures que surmontent les coiffes ornées, les grimages et les masques réalisés par Corinne Tasso avec une fantaisie très personnelle, y compris dans la stylisation du laurier qu’arborent les tempes du rôle-titre. La mise en scène de Jean-Romain Vesperini [lire notre chronique de Lucia di Lammermoor] gère efficacement les ensembles, sans véritablement magnifier la représentation. Passés les deux premiers actes que l’argument situe dans la cité, pour ne pas dire en terre humaine, une inventivité moins contrite n’aurait sans doute pas manqué de captiver le public dans les deux suivants où s’immisce quelque métaphysique.

Outre celles ô combien expertes du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, préparées par Laurent Touche, sept voix principales défendent ce Dante. Jean-François Novelli campe un Héraut fiable. Comme dans la gravure du PBZ, Diana Axentii prête un timbre lumineux et charnu à l’Écolier. Avec une diction exemplaire et l’idéale autorité, Frédéric Caton est l’Ombre de Virgile. Bien qu’annoncée souffrante et préalablement excusée pour le désagrément envisageable, le chant d’Aurhélia Varak s’avère fiable dans la partie de l’attachante Gemma. D’une couleur inimitable, tour à tour belliqueuse et doux velours, le baryton Jérôme Boutillier brille dans le rôle de Bardi, le rival. La belle Béatrice est confiée à Sophie Marin-Degor qui lui offre une ligne vocale parfaitement stable et une élégance évidente. La main de Benjamin Godard ne ménagea ni le baryton ni le ténor. Aussi Paul Gaugler, ayant à dominer une partition redoutable qui nécessite tant de souplesse que d’endurance, s’en sort-il haut la main, usant d’un aigu brillant mais jamais persifleur dans une incarnation de belle tenue.

BB