Chroniques

par laurent bergnach

Benjamin Godard
Dante

1 livre-disque Ediciones Singulares (2017)
ES 1029
Ulf Schirmer joue Dante (1890), un opéra de Benjamin Godard (1849-1895)

« Quant à prédire au juste ce que pourra être la longévité de l’ouvrage, c’est une délicate besogne, pour laquelle je passe la main à un somnambule », écrit Pierre Véron dans Charivari, le célère quotidien satirique, avec prudence autant qu’esprit. L’opus évoqué, c’est Dante, créé au Théâtre du Châtelet le 13 mai 1890, par la troupe de l’Opéra Comique. Son architecte s’appelle Benjamin Godard (1849-1895), « un austère qui ne s’est jamais déridé ni en clé de sol, ni en clé de fa ». Plus encore que le second [lire notre critique du CD], le premier est tombé aux oubliettes et s’y morfondrait encore sans l’habituel travail d’archéologue du Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, Venise). Grâce à ce dernier, le mélomane du XXIe siècle peut estimer, à son tour, si Dante est « une œuvre inutile et imprudente ; une œuvre faite à la hâte et à la légère » (Camille Bellaigue) ou si, simplement, elle fut conçue par « un émotionnel intérieur avec des naïvetés expressives et ce qu’on pourrait appeler des pudeurs d’écriture » (Eugène de Solennière).

Déjà l’auteur d’une symphonie dramatique inspirée par un écrivain italien, Le Tasse (1878), Godard s’intéresse donc à l’une des « trois couronnes », Dante Alighieri (Durante degli Alighieri dit Dante, 1265-1321), dont il faut rappeler qu’avec Pétrarque et Boccace il imposa le toscan comme langue littéraire en Italie, alors qu’aucun des dialectes existant (lombard, sarde, vénitien, etc.) n’arrivait à détrôner le latin écrit. Popularisés par la première édition imprimée de 1472, les personnages de la célèbre Commedia ont certes fait le bonheur de nombreux musiciens avant Godard – entre 1804 et 1857, Hélène Cao recense une vingtaine d’opéras italiens attachés à la figure de Francesca da Rimini –, mais ce dernier s’empare de Dante lui-même, avec un livret signé Édouard Blau qui mêle biographie et illustrations du poème tripartite. Alexandre Massa en fit de même avant lui (Le Dante, 1868), auquel Berlioz ouvrit la voie cinquante ans plus tôt, avec certains épisodes de la vie de Cellini [lire notre chronique du 20 mars 2018].

Savait-on Dante engagé avec les Guelfes (soutien de la papauté) contre les Gibelins (partisans des princes de Hohenstaufen) dans la domination du Saint-Empire ? Et que son propre camp, ayant écrasé les opposants à l’ingérence du pape sur leurs terres, l’avait chassé de Florence, l’obligeant à passer de cour en cour jusqu’à sa mort ? L’opéra de Godard nous l’apprend de façon alambiquée. Il démarre avec l’élection de Dante, « rêveur tranquille […] lisant Virgile », comme chef de la ville par le Collège du peuple. Mais une jalousie amoureuse fait tout basculer. Simeone Bardi comprend que sa promise est amoureuse du poète depuis l’enfance ; il fait ouvrir pour Béatrice les portes du couvent et pour son rival celles de l’exil. Dante arrive sur la tombe de Virgile, à la suite d’un groupe d’écoliers venu célébrer l’auteur de L’Énéide. Il s’y endort et rêve que le Romain lui fait visiter l’Enfer puis le Paradis. À son réveil, un Bardi repentant l’emmène retrouver Béatrice, laquelle succombe à l’émotion. Dante promet de l’immortaliser.

Une solide distribution vocale ressuscite l’ouvrage injustement oublié.
Côté dames, on goûte l’agilité limpide et frémissante de Véronique Gens (Béatrice), l’expressivité colorée de Rachel Frenkel (Gemma) ainsi que la chaleur vibrante de Diana Axentii (Écolier). Chez leurs confrères, on apprécie la puissance incisive et nuancée d’Edgaras Montvidas (rôle-titre), la vaillance de Jean-François Lapointe (Bardi) et l’ampleur d’Andrew Foster-Williams (Ombre de Virgile, Vieillard). Moins brillant par sa diction que par son énergie, le Chor des Bayerischen Rundfunks se distingue positivement, de même que le Münchner Rundfunkorchester, guidé par Ulf Schirmer. D’une lecture claire et précise, ce familier du romantisme français [lire nos critiques des CD Proserpine et Cinq-Mars, et notre chronique du 29 janvier 2015] dessine avec une tension dosée les nombreux tourbillons inquiétants de la partition, réservant à l’Enfer l’exaltation horrifique.

LB