Chroniques

par bertrand bolognesi

création mondiale de 6 db d’Oscar Bianchi par Lorraine Campet,
Weiyu Chang, Yann Dubost, Lucas Henri, Édouard Macarez et Boris Trouchaud

Marc Desmons dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France
Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 17 septembre 2021
création mondiale de "6 db" d'Oscar Bianchi à la Maison de Radio France
© christophe abramowitz | radio france

En ce mois de septembre, la rentrée de nos forces musicales est avérée. Après un premier rendez-vous avec l’Orchestre national de France la semaine dernière, sous la direction de Cristian Măcelaru, son nouveau patron – ce programme français inaugurait les festivités du centenaire de Saint-Saëns par l’exécution de son Concerto pour violon en si mineur Op.61 n°3 [lire notre chronique] –, la soirée de l’Orchestre de Paris entendue hier à la Philharmonie [lire notre chronique de la veille], c’est l’Orchestre Philharmonique de Radio France qui ouvre aujourd’hui sa saison 2021/22. Initialement placé sous la battue de son chef Mikko Franck, souffrant, il est finalement mené par trois baguettes venues à la rescousse in extremis.

Il ne semblera pas incongru de retrouver Sofi Jeannin, directrice de la Maîtrise de Radio France, au pupitre de la formation instrumentale radiophonique en petit effectif, qui, avec les jeunes voix dont elle prend soin tout au long de l’année, donne Trois scènes de village écrit par Bartók en 1924, puis révisé en 1926. D’emblée, Noce frappe positivement, non seulement par sa mise en place exemplaire, pourtant loin d’être évidente dans cette musique, mais encore par le bel équilibre obtenu de chacun (le relief de la harpe est merveille à lui seul), et le caractère enlevé qui en domine la complexe polyphonie, fraîchement impulsée. La tendresse un rien sévère qui introduit la Berceuse centrale laisse bientôt s’élever une remarquable égalité chorale dans une nuance savamment maintenue au fil d’un mouvement en apesanteur. À l’inverse, la robuste Danse de garçons impose son pas cordial, tout en faisant sonner, avec une précision louable, chacun de ses détails (ah, les volètements de la flûte…).

Après un changement de plateau requérant un peu de temps, c’est un Philhar’ presque au grand complet que l’on retrouve, dont les contrebassistes ne sont pas, comme de coutume, installés en touche droite du plateau, mais bel et bien en son cœur, de part et d’autre du chef : en effet, c’est un concerto pour six contrebasses et orchestre qu’en réponse à la commande conjointe de Radio France, du Basel Sinfonietta, de la Russian Concert Agency et du Festival Archipel, a composé Oscar Bianchi [photo], entre 2017 et 2021. Il revient donc à Lorraine Campet, Weiyu Chang, Yann Dubost, Lucas Henri, Édouard Macarez et Boris Trouchaud, de donner naissance à 6 db avec la saine complicité de leurs collègues, placés sous la direction de leur camarade Marc Desmons, alto solo de l’orchestre – par ailleurs, Desmons s’est engagé dans une carrière de chef, avec un goût particulier pour le répertoire de notre temps. Le titre évoque autant le groupe solistique (six double bass, en anglais) que six décibels (dB), aux confins du silence.

« La contrebasse se cache derrière ou sur les côtés. Elle est l’instrument auquel le contrôleur délivre des amandes car elle prend trop de place dans le train. Elle est immense et discrète, et je souhaitais lui rendre justice dans une partition qui ne soit pas un simple exercice de virtuosité », avance Bianchi (brochure de salle, propos recueillis par François-Gildas Tual). Loin de s’en tenir à une note d’intention plutôt gentille, le musicien italo-suisse a puisé avec une certaine gourmandise dans le savoir-faire des six contrebassistes, enrichissant ainsi son imaginaire créatif de sons plus ou moins insolites, de modes d’attaque moins attendus et des harmoniques qu’il qualifie de « sons-lumière dans un registre de mezzo-soprano ou de soprano très audible ». De fait, c’est dans l’oscillation raffinée des harmoniques que débute l’œuvre, les archets qui délicatement font vibrer les métallophones immergeant les contrebasses dans une aura indicible, rehaussée par le souffle de grands fléaux. S’il vous a été donné de tenir un jour un archet de contrebasse pour mordre la corde, ou de vous être trouvé assez près de l’instrument, vous avez perçu cette granulosité inimitable du son, à la fois rauque et douce, comme un soupir : c’est à partir de cette morsure du métal et de la colophane, peut-être de la matière poudreuse de l’attaque de la corde alors exprimée par le crin, que surgit une sorte de vocalité qui, ce soir, contamine l’orchestre de ses paradoxes spécifiques. Outre ce travail fascinant sur le timbre, avec des col legno plus farouches auxquels souvent répondent des cuivres déclamateurs, voire chanteurs, 6 db happe l’écoute par son impermanence métrique qui induit la croisée de plusieurs gestes compositionnels, parfois ponctués de bruissements quasi campanaires. Passé une promenade plus drument rythmique, cet unique mouvement en arche regagne les friselis liminaires. Une nouvelle fois, Oscar Bianchi expulse au plus lointain l’horizon du connu [lire nos chroniques d’Ajna, Trasparente, Crepuscolo, Thanks to my eyes, Fluente et Permeability, ainsi que notre entretien paru au printemps 2011].

Après l’entracte, Fabien Gabel prend place au pupitre [lire nos chroniques du 7 septembre 2018, du 6 septembre et du 30 octobre 2019] pour jouer la Symphonie en ré majeur n°1 de Gustav Mahler dont nous subissions hier une lecture sans intérêt, fatalement embourgeoisée. Ici, rien de pareille fatuité, bien au contraire, la baguette se gardant bien de mettre les pupitres sur quelque narcissique podium et préférant, en toute simplicité – si l’on peut dire… –, faire de la musique. Si les cordes possèdent l’onctuosité requise, le mouvement jamais n’en abuse, la tonicité ne s’y englue pas. Et la danse n’est pas une mise que l’on affiche, mais une danse, solidement infléchie. Ancré, terrestre, le Ländler ne colle toutefois point aux semelles – c’est qu’il est musclé, non obèse. Sans ostentation, la tendresse du second thème révèle une présence bienveillante. Loin de convoquer les robustes salves germaines, Fabien Gabel se souvient, à juste titre, des cuivres de Dvořák – une petite soixantaine de kilomètres sépare Kaliště de Nelahozeves, faut-il le rappeler ? – dans le troisième chapitre, très subtilement articulé. Enfin, le tempétueux Stürmisch bewegt nous saisit sur le grille, avec un grand sens tragique. Pleinement assumée, le démesure mahlérienne l’emporte. Bravo !

BB