Chroniques

par bertrand bolognesi

Thanks to my eyes | Grâce à mes yeux
opéra d’Oscar Bianchi

Festival d’Aix-en-Provence / Théâtre du Jeu de Paume
- 8 juillet 2011
Thanks to my eyes, opéra d’Oscar Bianchi au Festival d'Aix-en-Provence
© elisabeth carecchio

C’est à un conte gris que convient le compositeur Oscar Bianchi et le dramaturge Joël Pommerat dont la pièce Grâce à mes yeux, éditée en 2003, est devenue, après traduction en langue anglaise par Dominic Glynn, l’opéra Thanks to my eyes, donné ici en création mondiale [lire notre dossier]. Dans une obscurité totale commence de longs appels graves des bois. Une lumière indirecte et précise tout à la fois vient subtilement dessiner les silhouettes qui, au long de vingt-quatre scènes brèves, évolueront dans un décor discrètement évocateur. Où sommes-nous, avec ce banc en contre-jour qui semble se déplacer de lui-même, ce valet en costume rouge pailleté, aussi bien de théâtre que de cirque, ces panneaux noirs à reliefs énigmatiques, peut-être troncs, peut-être pierre ou lave ? Les premiers mots d’un jeune adulte, Aymar : « Yes, Dad », planté devant l’intimidation d’un emphatique géniteur dont l’intrusive autorité s’appuie sur un mensonge, une menterie, pour parler conte.

Dans celui-ci, les femmes détiennent les clés du mystère. En usent-elles, pourtant ? La mère, dont l’extrême fatigue, fort émouvante dans sa précieuse réserve expressive, donne à penser qu’elle sait tout et préfère ne rien dire, quémande un vrai baiser d’un fils qu’elle accuse comme en rêve de n’être qu’il au lieu de devenir je – n’est-ce pas en s’emparant du prénom qu’on lui a donné, placé jusqu’à lors en miroir plutôt qu’à l’intérieur, que l’enfant tue le père ? –, un vrai baiser après lequel préférer mourir devient réalisable. Une Jeune femme dans la nuit (A Young Woman in the Night) déclame ses poèmes, de ceux qu’autrefois l’on put dire « visionnaires », face à Aymar qui dit les trouver beaux, « vrais », sans être cru jamais d'elle. Une Jeune femme blonde (A Young Blonde Woman) doit ne plus être vue, et s’en ira loin, non sans envoyer une ultime lettre qui dira tout : « Je t’écris pour te parler de quelque chose que je n’ai pas réussi à te dire la dernière fois. Tu m’as tellement souvent parlé de ton père, de sa prodigieuse carrière, de son phénoménal talent comique […] j’ai voulu rechercher des détails le concernant, mais je n’ai rien trouvé… ».

Et voilà ! Une fée aura révélé à Aymar (condamner à aimer, avec un tel nom) son peu de sensibilité pour le théâtre, son indifférence à l’art ; une autre s’efface pour emprunter un chemin plus direct encore ; les deux peuvent disparaître : Aymar sait, Aymar c’est. De fait, le refuge vers la mère est impossible, irrémédiablement révolu : elle meurt à l’instant même où l’Homme à longs cheveux (The Man with Long Hair), errant subversif à hanter les contours du dire, lit la lettre fatidique. Avec la mère, il meurt pour donner naissance au je qu’elle désirait tant, un je qui jamais ne mente, qui ne soit pas « trop gentil ». Reste à l’étrange chevelu, noyé dans le costume jusqu’alors inaccessible promesse de scène, de s’en réjouir pour elle, de danser pour lui.

Chaque figure de Thanks to my eyes bénéficie d’une incarnation idéale. Du funambule Antoine Rigot qui, sans quitter les planches, nous mène au bord du vide (The Man with Long Hair), du soprano Fflur Wyn qui interroge les sentiments comme on regarde la vérité nue dans un foie sacrifié (A Young Blonde Woman), du soprano Keren Motseri dont les invocations noires, sur une petite scène peut-être fantasmée, annoncent un grand changement (A Young Woman in the Night), de la comédienne Anne Rotger, présence paradoxalement dense et gracile, qui compose une servante à l’atonie bouleversante (The Mother), de la basse Brian Bannatyne-Scott au grain généreux (The Father), irritant de suffisance oppressive mais aussi touchant dans un déni en perdition – « Ta mère a perdu la notion du temps. Elle dort le jour ». Avant tout, de l’incroyable Hagen Matzeit aux multiples facettes, décidément ! À rappeler le remarquable Lenz de l’opéra de Rihm [lire notre chronique du 11 avril 2006], le convaincant Rodrigo tout dernièrement [lire notre chronique du 21 mai 2011], l’on s’y perdrait, tant insoupçonnables semblent les possibilités expressives de cet artiste magnifiquement engagé dans chacun des rôles qu’il aborde, engagé par la pensée, par l’être, du dedans toujours, laissant se métamorphoser regard et corps.

Les demi-teintes du secret sont celles d’Eric Soyer qui signe la scénographie et ses lumières, avec cette délicatesse rare qui partage le souffle dru de Joël Pommerat, metteur en scène, et le flux faussement fragmenté, le halètement accoucheur de la partition d’Oscar Bianchi. Au pupitre, Franck Ollu soigne chaque détail, de la caresse à la mise en doute, servant, avec ses efficaces complices de l’Ensemble Modern – décidément proche de l'opéra en ce moment [lire notre chronique du 2 juillet 2011] –, la grande poésie de cet opus chambriste. Ne vous en privez pas, surtout : Thanks to my eyes est retransmis durant une centaine de jour sur le site Arte Live Web.

BB