Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
strasbourg – 29 septembre 2010

Oscar Bianchi | Thanks to my eyes
portrait du compositeur autour d’une œuvre

Philippe Stirnweiss photographie Oscar Bianchi, compositeur
© philippe stirnweiss

Le 5 juillet 2011 (cinq représentations, du 5 au 11) sera créé, au Théâtre du Jeu de Paume dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, Thanks to my eyes, opéra d’Oscar Bianchi, coproduit avec La Monnaie (Bruxelles), Musica (Strasbourg), T&M et le Théâtre de Gennevilliers. Le compositeur italien nous présente son œuvre, son travail sur la pièce de Joël Pommerat, Grâce à mes yeux, ses choix esthétiques. Nous explorons avec lui un parcours que présentait en septembre 2010 le festival strasbourgeois

Que dire de Thanks to my eyes ?

C’est un opéra qui durera environ une heure et quart, avec quatre chanteurs (baryton, contre-ténor et deux soprani), une actrice et un mime. Il s’agit d’une collaboration avec Joël Pommerat, auteur et metteur en scène qui ne met en scène que ses propres textes. Il m’a présenté trois de ses écrits. L’un d’eux, Grâce à mes yeux, m’a beaucoup intéressé. On a décidé d’en faire un livret. Je suis encore en plein travail, en ce moment. L’effectif instrumental est réduit à onze instrumentistes, donc plutôt chambriste ; ce sera le Moderne Ensemble, placé sous la direction de Franck Ollu.

Voilà donc pour la structure. Quant à l’histoire ?

Elle est assez simple. Un jeune garçon vit dans l’image de son père, acteur comique de succès international qui se montre fort désireux que son fils embrasse la même carrière. Deux jeunes filles que l’enfant voit régulièrement vont lui faire comprendre qu’il est le jeu d’une réalité fausse. Aymar (c’est le nom du jeune homme) réalise peu à peu que son père n’est pas ce qu’il prétend, qu’il n’a jamais été l’acteur qu’il se dit. C’est un imposteur mythomane. On dit que les relations filiales sont toujours fortes sans nécessairement s’être fixées sur des réalités objectives. Elles peuvent être positives, mais aussi étouffantes ou délirantes, parfois. Les deux jeunes filles sont des satellites qui, par leur présence dans la surface plutôt qu’en profondeur, peuvent ramener Aymar à la réalité. C’est leur fonction : le sortir de la maladie mentale du père, dont les effets sont forcément oppressants. Dans l’effondrement du rêve, le jeune homme prend contact avec lui-même, avec son existence propre. Il prend en main son destin.

Le père, mythomane, qui se croit quelqu’un qu’il n’est pas, tâche, en incitant Aymar à emprunter le chemin de sa carrière qui pourtant n’a pas existée, de la faire exister, de la rendre réelle ? Autrement dit : c’est la transmission d’un rêve pour essayer de le cristalliser…

Exactement. Ce n’est pas seulement la distorsion de la réalité, par la tromperie, mais aussi la distorsion du rapport fils-père, ici fondé sur le vide d’une projection. L’intérêt de cet argument est qu’il raconte la chose sans jamais se placer d’un point de vue moral. Il n’y a pas de véritable « drame », dans le sens où on l’entend d’habitude. C’est d’ailleurs une difficulté : à l’opéra, le drame veut toujours surgir. Il demande sans cesse au compositeur de l’exprimer, si je puis dire. Il s’agit donc de porter subtilement cette histoire sans jamais sortir de ce degré de sophistication par une explosion dramatique qui n’a pas lieu d’être. Mais on sait bien qu’à l’opéra la dramatisation (que ce soit dans la conduite du livret ou dans l’écriture vocale) est presque impossible à éviter !

Au fond, cette histoire est une légère exagération de ce qui se passe dans beaucoup de familles. Nous nous rencontrons aujourd’hui dans un bureau attenant au conservatoire de Strasbourg : n’y a-t-il pas, juste à côté de nous, pléthore d’enfants musiciens qui, sans même le savoir pour la plupart, accomplissent le « j’aurais-pu-être» (déjà 50% d’un « je-suis ») de leur parents vieillissant ? Les enfants, public des adultes qui les entourent, cherchent toujours la jeunesse inaccessible de leurs parents : ils en font des héros dont ils veulent suivre les aventures. Ainsi n’y a-t-il, je crois, qu’une bifurcation dans Thanks to my eyes

Absolument. C’est une histoire quotidienne, celle de la plupart des familles, vous avez raison.

Que deviennent les jeunes femmes, une fois la mythomanie du père révélée ?

Elles disparaissent. On ne sait pas si l’une s’est brûlé les yeux lors d’une éclipse, si l’autre est tombée – peut-être l’a-t-on poussée, d’ailleurs – dans un ravin. Rien n’est clair là-dessus. Vous savez, elles sont des visites, au fond. Joël Pommerat parle lui-même de « thriller métaphysique » ; c’est tout dire (rires) ! Il y a donc beaucoup beaucoup de choses dans une forme relativement petite.

Alex Franck photographie Oscar Bianchi, compositeur
© alex franck

Lorsqu’un compositeur écrit un opéra, il se trouve confronté à des conventions que ne connaît pas l’écriture d’une pièce d’orchestre ou, plus encore, d’une œuvre pour ensemble. Comment vous êtes-vous positionné par rapport à cela ?

Avant tout, sachez que je ne suis guère intéressé par les voix traditionnelles d’opéra. Je préfère une voix capable de contrôler son vibrato. Le vibrato n’est qu’une oscillation d’intonation, et une oscillation plus ou moins heureuse, si je puis dire. Lorsqu’on travaille dans la précision du demi-ton, voire du quart de ton, le vibrato est un brouilleur épouvantable ! Il faut quelque chose d’à la fois plus droit, plus précis, et aussi de direct, mais certainement pas une voix lourde qui demande presque une synchronisation pour se mettre en action. Dans une écriture comme la mienne, pour que la ligne de chant soit respectée, il faut choisir des chanteurs qui possèdent une bonne précision et une vitesse d’émission probante.

Comment avez-vous caractérisé les voix de Thanks to my eyes ?

Simplement. Le père est un baryton, le fils un contre-ténor et, pour les jeunes filles, j’ai choisi des soprani. Mais des soprani très différents : l’une est légère, avec une vocalité facile, et correspond à une tête dans les nuages, si vous voulez, une personne naïve et un peu superficielle ; l’autre, plus lyrique, plus large aussi, correspond à une femme mystérieuse dont on ne verra presque jamais le visage. Toutes les deux sont attirées par Aymar comme par sa névrose, bien sûr. Il y a aussi la mère, jouée par une actrice, et un hippie porteur de lettres où l’on découvre des informations importantes, personnage confié à un mime.

Pourquoi avoir choisi un contre-ténor ?

Ce n’est naturellement pas indifférent ! Dans ce type de voix, il y a quelque chose de frais, de naïf et de léger qui correspond bien au fait que le personnage croit les mensonges du père. Mais aussi, c’est une voix tant travaillée qu’on pourrait presque dire « fausse » : or, Aymar, tel qu’il apparaît, est complètement absorbé par le mensonge du père ; il n’est pas encore lui-même. Enfin, Hagen Matzeit chantera le rôle. Sa voix, assez particulière [lire notre chronique du 21 mai 2011], est très souple, de sorte qu’on peut la faire basculer d’un registre attaché à la juvénilité (fils) dans un registre plus mûr (père). De toute façon, c’est une voix qui s’élève, toujours elle va vers le haut ; c’est important. Pour le père, on a longtemps hésité entre baryton et ténor. Le livret dit que c’est un type effrayant. Bon, les types effrayants n’ont pas forcément une voix de baryton…

Il y aussi des ténors hystériques…

Ah oui ! ça, c’est encore plus effrayant, les ténors hystériques me font peur (rires) ! Enfin, le baryton nous a semblé un bon choix pour la solidité de la diction et pour des questions d’équilibre entre les voix. Pour les deux jeunes filles, je pensais d’abord les différencier en convoquant un soprano et un mezzo ; mais, au fond, elles ont une seule et même fonction, bien qu’elles soient très différentes. Alors j’ai choisi deux soprani avec des couleurs opposées.

La fosse sera occupée par onze d’instrumentistes, disiez-vous ; lesquels ?

Toutes les flûtes (avec une concentration sur la flûte basse), les clarinettes (avec, surtout, la clarinette contrebasse), les saxophones (baryton, tubax et alto), trompette, trombone, accordéon, violon, alto, violoncelle, contrebasse et percussion. Plutôt que d’associer tel instrument à tel rôle chanté sur scène, j’associe des objets musicaux, voire des objets sonores, des comportements instrumentaux aux personnages ou aux situations.

Utiliserez-vous l’électronique dans Thanks to my eyes ?

Non. Mon opéra intègrera peut-être des sons de synthèse dans la palette de couleurs, les possibilités d’orchestration. Il y aura un accordéon – cela n’a rien d’électronique, bien sûr, mais le son droit, sans vibrato, sonne comme un instrument non-acoustique. Mais je n’utiliserai pas d’électronique réellement développée.

Philippe Stirnweiss photographie Oscar Bianchi, compositeur
© philippe stirnweiss

Cette saison 2010/2011, le festival Musica proposait un zoom sur votre œuvre…

Oui, c’est un grand espace que le festival m’a offert, cet automne, puisqu’on y joue quatre de mes œuvres, dont deux en création française et l’une en création mondiale [lire notre chronique du 24 septembre 2010]. C’est une belle opportunité de montrer des aspects différents de ma musique. S’il est fort intéressant pour moi que soit donnée ma nouvelle pièce, Ajna Concerto, la reprise de pages plus anciennes, créées par comme KlangForum, par un l’excellent ensemblequ’est Remix, qui fit un travail vraiment passionnant sous la direction d’un chef intelligent qui a tout compris et sait le rendre (Trasparente I e II), m’apporte beaucoup. C’était bon pour moi d’entendre Anahata Concerto, interprété différemment, car cela m’a révéler des choses dont je n’avais pas pris conscience auparavant [lire notre chronique du 25 septembre 2010]. Vous savez, la création est un événement délicat ; je crois qu’il ne faut pas s’accorder de juger une œuvre lors d’une première écoute, surtout si elle n’est pas interprétée au mieux. Une image plus complète est nécessaire pour s’en faire une idée juste. C’est pourquoi la responsabilité du chef d’orchestre est déterminante. Le fait de montrer des opus très diversifiés permet de livrer au public une partie de mon parcours où j’explore plusieurs aspects de la perception du son, suivant une piste qui pourra paraître peu cohérente d’un point de vue strictement rationnel mais qui, d’un autre côté, m’offrit de faire un virage à 360° dans le son et dans ma manière de vivre la forme et le matériau pour livrer, par la suite, une proposition neuve et convaincante. Depuis ma cantate Aqba, nel soffio tuo dolce pour les Neue Vocalsolisten Stuttgart [lire notre chronique des 27 et 28 août 2005] des années de travail à former un langage dans une certaine direction esthétique se trouvent synthétisées, en quelque sorte, pendant Musica 2010.

Quel regard portez-vous maintenant sur ces années que vous évoquez ?

À présent, je souhaite explorer d’autres paramètres sonores et d’autres formes. Je refuse absolument de me répéter. L’autocitation n’a aucun intérêt. Alors, une question se pose : qu’y a-t-il d’intéressant à explorer aujourd’hui dans la musique ? L’auditeur reconnaîtra facilement mon écriture et ses procédés, au bout du compte ; mais je ne veux pas plier ma recherche à un schéma préalable, ce qui fait que se croisent dans ma musique des aspects qu’on percevra parfois comme peu orthodoxes, moins évidents dans les habitus de cette musique que l’on appelle « contemporaine ». Il est extrêmement important pour moi de se mesurer à un tel degré de liberté. Sans liberté de conception, sans cette absence de peur qu’elle induit (assumer ensuite tel choix de geste, d’harmonie, d’orchestration), le son risque fort d’aller nulle part. Sans risque, l’on n’atteint pas une proposition forte, valable, je dirai même honnête. La démarche d’un compositeur – en tout cas, c’est la mienne – n’est pas de figer une esthétique unique, avec sa grammaire, mais au contraire de rester toujours ouvert à toutes les possibilités offertes par l’exploration des sons, faire un travail de recherche, en investissant plusieurs outils (comme l’orchestre, l’ensemble instrumental, l’électronique, etc.). Voilà pourquoi, dans Ajna Concerto, la pièce d’orchestre que vous avez découverte vendredi, je n’ai pas hésité à utiliser certains procédés qui ne sont pas conventionnels dans notre milieu. J’ai essayé de voir ce que cela pouvait donner de tenter des gestes nus, dépourvus de toute complexité, dans un univers harmonique et formel qui, lui, n’est pas simple du tout. Qu’est-ce que cela fait de poser un objet si évident dans un monde où modernité égale complexité ? L’intérêt n’est ni dialectique ni polémique, mais purement musical. Mes oreilles avaient besoin de savoir où l’on peut aller avec cette façon de faire. Apparemment, le résultat put être troublant, car en laissant tomber les repères on est parfois perdu, l’écoute peut être déçue dans son attente inconsciente des « recettes » de la musique contemporaine. Il est important de préserver la grammaire, le langage et l’esthétique, certes, mais la liberté de placer des objets non usuels dans cet univers doit demeurer aussi importante, il me semble.

C’est la question de l’académisme que vous soulevez là…

Fausto Romitelli attira mon attention sur ces questions. De nos jours, une tierce majeure, par exemple, est un objet choquant qui exerce une pression sémantique forte. Quand on utilise des objets perçus comme faisant référence à d’autres mondes musicaux, on crée forcément des chocs. La musique d’aujourd’hui s’inscrit dans une réaction forte, nécessaire, violente, compréhensible, à un grand répertoire historique, et nous ne pouvons qu’être très reconnaissants envers nos pères fondateurs de nous avoir débarrassés de ce qui, à leur époque, fut un fardeau. Cependant, je me démarque d’une certaine attitude dans la mesure où je reconsidère des objets de ce passé qui me paraissent intéressants par eux-mêmes. Pourquoi devrait-on se les interdire ? Ne pourrait-on pas intégrer certains d’entre eux, en faire quelque chose ? Ils ont un intérêt proprement musical. Il ne s’agit pas de les sauver mais d’entendre qu’ils peuvent encore nous parler. Attention ! Je ne parle pas de l’harmonie fonctionnelle ou de choses « néo-n’importe-quoi », entendons-nous bien ! Je ne crois absolument pas à la récupération de systèmes compositionnels du passé ; ce n’est pas du tout mon propos. Mais certains objets peuvent nous porter vers une expérience du son sinon nouvelle du moins autre si on les utilise dans des contextes différents de ceux auxquels on les croit irrémédiablement liés. Il y a un véritable tabou, chargé de toute une morale de la modernité, à employer des objets inventés avant la Seconde Ecole de Vienne ; il faut le briser.

À l’inverse, la citation, si elle est revendiquée comme telle dans une forme de pastiche érudit, est parfaitement acceptée…

Exactement ! Parce qu’on le sait, elle est annoncée, tout nous y prépare : alors, elle ne nous effraie pas, tout va bien (rires) ! Plus sérieusement : écrire de la musique, en inventer, n’est pas une démarche nouvelle. Nos prédécesseurs ne sont pas exclusivement ceux de Vienne à la fin du XIXe siècle. Cette histoire commence beaucoup plus tôt. Il y a des siècles, dans des contextes différents, les compositeurs avaient les mêmes angoisses, les mêmes préoccupations que ceux d’aujourd’hui. J’ai écrit une pièce pour violon et orchestre (qui sera bientôt jouée par le New York Philharmonic) où j’ai osé un thème simple au violon solo, un thème transparent. C’est un élément qui est arrivé de lui-même et qui m’a surprit. Décider de l’accepter ou de le tuer fut une véritable lutte avec cette grille morale évoquée tout à l’heure. Finalement, en acceptant le surgissement quasi spontané (l’intuition est une chose compliquée, n’est-ce pas ?), je l’ai gardé.

Parmi les divers objets à votre disposition, il y a l’électronique – ou peut-être faut-il dire ceux de l’électronique, d’ailleurs…

Oui, pendant le festival, on joue aussi Crepuscolo, une pièce pour flûte à bec Paetzold et électronique, conçue à l’Ircam durant les années Cursus [lire notre chronique du 1er octobre 2010]. Il s’agit d’une électronique imaginée pour créer un espace de textures. À l’époque, ma préoccupation était de distribuer le son dans l’espace. On a utilisé une spatialisation tridimensionnelle. C’était une merveilleuse utopie, une de ces choses que l’on ne peut faire qu’à l’Ircam, vraiment. À Musica, on le fait dans une reproduction 2D. On projette un son dans l’espace puis on joue avec la plastique de ce son et avec celle de l’espace lui-même. On y trouve des gestes associés à une certaine façon d’explorer l’espace, des gestes assez fragmentés qui laissent voir un mouvement du son. Je me demandais, à ce moment-là, comment justifier musicalement le mouvement d’un objet sonore qui tourne dans l’espace. J’ai utilisé la dynamique : par exemple, un crescendo sur un son provoquerait un changement de sa vitesse. Simple, ce procédé crée un lien entre un paramètre évident, ici l’amplitude, et la vitesse de propagation d’un objet dans l’espace. J’espérais trouver ainsi une perception peut-être plus organique des phénomènes de mouvements.

D’autres projets en chantier ?

Oui, je travaille sur plusieurs fronts : un quatuor à cordes pour Diotima, des pièces d’ensemble pour KlangForum Wien et pour Ictus.