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Chroniques
Bertrand de Billy dirige l’Orchestre national de France
Emőke Baráth, Jean-Luc Bourré, Chœur de Radio France
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le concert de ce soir n’entre pas dans la suite du cycle consacré par Radio France au Groupe des Six : la triade offerte par le Philhar’ et son chef Mikko Franck se terminera demain, à la maison ronde [lire nos chroniques du 4 et du 9 octobre 2017]. Cette soirée de l’Orchestre national de France a ceci en commun avec l’hommage évoqué qu’il s’achèvera sur deux opus de Poulenc. À la tête de la formation radiophonique à laquelle s’associe son Chœur, nous retrouvons Bertrand de Billy dans un programme exclusivement français.
Pour commencer, Masques et Bergamasques Op.112 de Gabriel Fauré, suite symphonique d’un ballet en un acte, commandé au compositeur par Albert Ier de Monaco en 1918 et créé le 10 mars 1919 dans la principauté. L’argument met en chorégraphie les personnages de la commedia dell’arte qui, pour une fois, deviendraient les spectateurs du théâtre. La fraîcheur de l’Allegro molto vivo invite immédiatement dans un moment léger et divertissant, ici très bien servi par des instrumentistes zélés. Après cet envol flamboyant en manière d’Ouverture, la simplicité du Menuet, assez lent, fait admirablement sonner flûtes et clarinettes dans le souvenir baroque. Une Gavotte robuste s’ensuit qui gagnerait à une palette de nuances plus délicate. C’est chose faite avec la partie centrale qui fait entendre des cordes tendres. Indiquée Andante tranquillo, la Pastorale finale est sans doute le plus fauréen des quatre mouvements, par son harmonie comme par l’instrumentation et le climat. La présente exécution la sert plus qu’honorablement.
Retour dans le temps, avec la plus célèbre Élégie en ut mineur Op.24 initialement écrite pour violoncelle et piano en 1880 et orchestrée quinze ans plus tard. Elle fut créée sous cette forme à Paris, le 8 décembre 1895. Il revient à Jean-Luc Bourré, supersoliste de l’ONF, de donner cette hymne funèbre qui débute dans un recueillement vite abandonné pour le lyrisme d’une deuxième section avançant vers un ton franchement tragique. La générosité de son archet ne fait pas l’ombre d’un doute, accompagné avec prudence par Bertrand de Billy qui dessine habilement les traits de clarinettes et de hautbois répondant à la partie soliste.
En voyant la date de création de l’œuvre suivante (9 octobre 1997, par Seiji Ozawa à la tête du Boston Symphony Orchestra), le néophyte penserait peut-être retrouver notre post-modernité. Il n’en est rien : pour n’avoir que vingt-deux ans, The shadows of time (Les ombres du temps) d’Henri Dutilleux appartient vraiment à hier [lire notre chronique du 6 avril 2006]. Les heures est bien de son auteur, avec une couleur urbaine de cuivres jazzy dans un espace démultiplié par un halo de cordes. Plus inquiétant, Ariel maléfique entraîne dans des méandres qui abritent un motif répété, orné d’un fin travail des timbres. Trois jeunes voix de la Maîtrise de Radio France, préparées par Marie-Noëlle Maerten, interviennent avec la phrase « Pourquoi nous, pourquoi ? » dans le mouvement central, Mémoire des ombres, hommage à Anne Frank et à tous les enfants qui souffrirent lors de la Seconde Guerre mondiale. Une tonicité mélodramatique vient conclure, puis Vagues de lumières fait s’élever des sons plus raffinés, dans un climat de méditation, richement développé par Dominante bleue dont la fin sereine fait entendre le souvenir des cuivres de départ.
Fauré, toujours, avec une page de jeunesse : le Cantique de Jean Racine en ré bémol majeur Op.11 de 1865, composé pour chœur et orgue, harmonium ou piano en 1865 par un artiste de vingt ans qui le dédiait à César Franck. Il fut créé le 4 aout 1866 avec un accompagnement révisé pour orgue et quintette à cordes, en la Basilique Saint Sauveur de Rennes où l’auteur était titulaire de l’orgue tout juste reconstruit par le facteur nancéien d’origine allemande Joseph Merklin, assisté par Friedrich Schütze. L’orchestration dans laquelle nous l’entendons fut réalisée en 1905. La harpe et les cordes introduisent en douceur « Verbe égal au Très-Haut, notre unique espérance… », porté par les voix du Chœur de Radio France préparées par Martina Batič. L’emphase sacrée du morceau se termine dans une louange épurée.
Je disais Francis Poulenc le musicien le plus représenté lors des concerts consacrés aux Six, avec le Concerto pour piano en ut# mineur de 1950, la Sonate pour flûte et piano de 1956 et la Sonate pour hautbois et piano de 1963 : tandis que Sonate pour clarinette et piano (1962) et Gloria (1961) retentiront demain à l’Auditorium, deux autres œuvres chorales sont au programme aujourd’hui. Litanies à la Vierge noire vient à Poulenc en 1936, lors d’une visite au sanctuaire de Rocamadour (dans le Lot) après la mort du compositeur Pierre-Octave Ferroud auquel il était fort attaché. Impressionné par la statue aux yeux clos, il écrit ces Litanies pour chœur féminin à trois voix et orgue, adaptant l’accompagnement pour orchestre à cordes et timbales en 1947. La grande colère de l’impuissance face à la mort d’un être cher, puissamment servie ce soir, cède le pas à une supplication sereine, très touchante.
C’est encore après un décès que Poulenc écrit son Stabat Mater, celui que Cocteau a surnommé Bébé, le peintre et scénographe Christian Bérard (1902-1949). Fuyant la pompe funèbre, il se penche sur la peine de Marie déplorant le Christ, dans une œuvre habitée par un recueillement optimiste, créée au Festival de Strasbourg le 13 juin 1951. Aux forces orchestrales et chorales citées s’ajoute le Chœur de l’Armée française (dirigé par Aurore Tillac). Passé l’apaisant Stabat mater dolorosa, la violence du Cujus animam gementem affirme un cousinage avec la pièce précédemment jouée. O quam tristis ramène l’expressivité vers de meilleurs sentiments religieux. Le moelleux de la sonorité générale, construite avec soin par Bertrand de Billy, pourrait donner accès à autre chose qu’à de la musique… une joie relative arrive avec Quæ mœrebat, contredite par le véhément Quis est homo, rebelle. Et la bénédiction arrive enfin, avec le soprano hongrois Emőke Baráth, si consolateur dans Vidit suum. Une énergie nouvelle s’exprime dans Eja mater, remarquablement tenue par la tribune chorale. Après la nudité de Fac ut ardeat et le lyrisme de Sancta mater, le recueillement rendu revient avec Fac ut portem où se déploie l’aigu plein de la chanteuse [lire nos chroniques du 16 août 2012, du 9 juillet 2013, du 17 janvier 2014, du 12 janvier 2016, des 7 janvier, 18 janvier et 27 mai 2017, enfin du 14 mars 2018]. Succédant à l’Inflammatus et accensus tragique, Quando corpus est dolent et calmement pieux – sublime, emporté dans l’Amen ferme comme un miracle !
HK