Chroniques

par laurent bergnach

Modeste Moussorgski
Бори́с Годуно́в | Boris Godounov

1 DVD Opus Arte (2011)
OA 1053 D
Boris Godounov, opéra de Modeste Moussorgski

« Moussorgski voit et entend si bien les parfums d’un jardin, d’une taverne, et il les raconte avec tant de force et de conviction que le public à son tour se met à l’entendre et à sentir ces parfums. C’est du réalisme, certainement. Mais c’est un réalisme tout particulier : il me fait penser à ces moujiks russes qui prennent des poutres grossières, s’arment de simples haches (ils n’ont pas d’autres instruments) et construisent une cathédrale. » (Fiodor Ivanovitch Chaliapine in Ma vie, Albin Michel, 1932).

L’engouement de la basse russe pour le musicien qui, avec Boris Godounov, lui offre son rôle-fétiche – un rôle défendu à Paris (1908), Milan (1909), New York (1913), Londres (1930), etc. – est loin d’être celui du Théâtre Mariinski lorsqu’en 1869, sorti du gogolesque Nuit sur le Mont Chauve (1867), Moussorgski soumet à l’approbation de son comité de lecture un opéra inspiré de Pouchkine. Suite au refus de sa partition en l’état, le compositeur révise l’ouvrage articulé en tableaux – ajoutant ici, retirant là –, ce qui permet l’achèvement d’une seconde version (1872), puis la présentation d’extraits l’année suivante, enfin sa création sous forme d’un prologue et de quatre actes, en 1874 (le 24 ou le 27 janvier ? les sources divergent). Quinze ans après la mort de son confrère, Rimski-Korsakov touche à nouveau à la structure en 1896, puis en 1906-08 – cette quatrième version ayant été retenue par Warner Music Vision, en 2006 [lire notre critique du DVD].

Pour cette production visible au Teatro Regio de Turin en octobre 2010, suivant l’exemple de l’ami de Moussorgski, Gianandrea Noseda et Andreï Konchalovski proposent leur propre vision en revenant au canevas original – donné pour la première fois à Leningrad, le 16 février 1928 – qu’étoffe la scène de révolte dans la forêt de Kromy, final de la seconde mouture. Dans un entretien bonus de sept minutes environ (sous-titré en anglais), le Milanais s’attache à cette version jugée « plus puissante, plus rude, plus violente, plus primitive », avec la mort du héros en guise de conclusion qui signe les vraies tragédies. Il voit en Moussorgski un visionnaire qui effraya le comité du Mariinski par ce soudain équilibre de la terreur entre peuple et pouvoir. Sa direction est vive et tendre à la fois, grave aussi, mais sans solennité superflue.

Pour sa part, durant une dizaine de minutes et dans un anglais non sous-titré, le metteur en scène évoque l’absence de plaisir à expliquer son travail : pour lui, le ressenti du public prime même sur la compréhension du texte chanté et il ne souhaite pas encourager la « masturbation intellectuelle ». À l’image d’une symphonie de Beethoven que chacun aborde avec sa propre subjectivité, l’important est que l’énergie s’en dégage plutôt que l’ennui. Et quel travail ! Mis en appétit par les vues furtives de répétition servant de générique, nous découvrons un plateau pentu qui met en valeur les scènes de foule et permet, par des charnières médianes, de créer les murailles du Kremlin ou le cachot d’un écorché. Quelques meubles créent un espace, tandis que les costumes de Carla Teti, aux couleurs discrètes, trahissent l’érosion populaire, sans misérabilisme.

La distribution est à l’unisson de cette qualité. Orlin Anastassov incarne un Boris jeune et costaud, doté d’une couleur riche, d’une homogénéité notable et d’un phrasé évident, flanqué d’Alessandra Marianelli, Xenia marquée par son veuvage, et de Pavel Zubov, Fiodor de l’âge du rôle, tous deux crédibles. Ténor nuancé au grave saillant, Ian Storey (Grigori) écoute sans peine l’onctueux Vladimir Vaneev (Pimène) avant de débarquer chez Nadejda Serdjuk (l’aubergiste) avec Vladimir Matorin (Varlaam) et Luca Casalin (Missail), tous impeccables. Parlons encore du Chouïski de Peter Bronder, à l’aigu facile mais parfois peu juste dans le bas-médium, et de l’Innocent remarquable d’Evgueni Akimov, émouvant dans son échange avec le Tsar. Quant à eux, les chœurs font preuve d’une certaine clarté, rarement entendues dans l’opéra russe.

LB