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Chroniques
Giordano Ferrari
Regards vers l’opéra au seuil du XXIe siècle
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, de même que le dadaïsme fut un pied de nez aux conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques de la Première, le monde musical européen cherche un nouveau départ. L’opéra en particulier, genre historiquement lié à la représentation du pouvoir, devient pour d’aucuns ce « musée d’images et de gestes passés auxquels se raccroche le besoin de regarder en arrière » que décrit Adorno. Entre la chute du IIIe Reich et celle du mur de Berlin, l’opéra va s’effacer devant nombre d’expériences alternatives (théâtre musical, action scénique, etc.) que signent Nono (Intolleranza 1960, 1961), Bussotti (La passion selon Sade, 1965), Pousseur (Votre Faust, 1969), ou encore Maderna (Satyricon, 1973) [lire nos chroniques d’Intolleranza 1960 à Venise, Salzbourg et Berlin, de La passion selon Sade, Votre Faust et Satyricon à Nancy puis à Salzbourg]. Le temps passant, des musiciens osent porter un regard créatif et dynamique vers ce genre délaissé. Professeur à l’Université Paris 8 et membre de l’unité de recherches MUSIDANSE, Giordano Ferrari a sélectionné une œuvre de sept d’entre eux, lesquels n’ont pas radicalement refusé l’idée de drame mais envisagent autre chose que simplement raconter. Le musicographe analyse ce corpus sans tenir compte de leur chronologie, par groupes réunis sous des notions qui les rapprochent.
Deux compositeurs apparaissent dans le chapitre consacré au drame-histoire : Péter Eötvös (Trois sœurs, 1998) et Marco Stroppa (Re Orso, 2012). Pour porter à la scène lyrique la célèbre pièce de Tchekhov sans céder au réalisme, Eötvös se focalise sur trois personnages qui, à tour de rôle, donnent leur vision d’une même situation. Ils sont incarnés par trois contre-ténors, cernés par un orchestre de fosse et un autre, plus petit, situé derrière la scène. La présence d’un accordéon, instrument populaire étranger aux mondes aristocrate des protagonistes et bourgeois du mélomane, renforce une mise à distance brechtienne. Contre-ténor (rôle-titre) et accordéon se retrouvent dans la légende musicale de Stroppa, inspirée par une fable d’Arrigo Boito. Quatre chanteurs et autant d’acteurs y évoluent, dans un environnement sonore finement spatialisé, au service d’une critique acerbe et décomplexée du pouvoir. C’est pourquoi, plus que de véritables dialogues, on relève ici une palette de réactions au désirs du Roi [lire nos chroniques de Trois sœurs à Zurich et Francfort, ainsi que de Re Orso].
L’auteur s’intéresse ensuite aux vestiges du drame-histoire. Olga Neuwirth (Lost Highway, 2003) relève le défi d’adapter le film éponyme de David Lynch, lequel le présentait comme « un univers où le temps devient dangereusement incontrôlable ». L’enjeu de la compositrice est de trouver une équivalence scénique à un cauchemar audio-visuel aux multiples dynamiques narratives, « de produire des images sonores afin de ne pas être dépendante de l’image » [lire notre chronique de Lost Highway]. Un autre couple aux amours contrariées évolue chez Pascal Dusapin (Roméo & Juliette, 1989) qui, dans Shakespeare revisité par Olivier Cadiot, trouve prétexte à une mise en sons plutôt qu’à une mise en scène. La voix étant pour lui l’essence de l’opéra, Dusapin multiplie techniques et intentions pour la sublimer, de même qu’il dédouble le couple-vedette franco-anglais pour dire l’absence de véritables personnages. Le chapitre vestiges se conclut avec l’opéra-vidéo d’Adriano Guarnieri (Medea, 2002) présentant l’héroïne d’Euripide sous une triple incarnation – femme amoureuse, de pouvoir ou du quotidien. Deux chanteuses et une diseuse occupent l’espace vide, laissant pensées et souvenirs douloureux constituer l’argument.
Un autre opéra-vidéo ouvre le chapitre consacré au rituel, celui de Fausto Romitelli (An Index of Metals, 2003), dont le but est de nous plonger « dans une matière incandescente aussi bien lumineuse que sonore », à l’instar d’un light show ou d’une rave party. Le compositeur réunit une chanteuse, un petit ensemble avec électronique et les images de Paolo Pachini (par ailleurs compositeur) pour donner vie à trois songs de Kenka Lèkovich. Ainsi représentation et narration laissent-elles place à une participation cérémoniale primordiale. L’image apparaît également dans le rituel laïque auquel se réfère Zad Moultaka (Zajal, 2010), du nom d’une joute poétique traditionnelle du Moyen-Orient. Un fils masqué, interprété par un contralto, se mesure à son père, incarné sur l’écran par un comédien. Outre des images d’archives projetées, on entend aussi un tumulte associé au zajal, « de sorte que le public se trouve lui-même inclus dans l’espace dramaturgique » [lire nos chroniques d’An Index of Metals et de Zajal].
En dernière analyse, Giordano Ferrari signale ce que le corpus constitué doit au montage cinématographique, avec le désir d’élire l’abstraction (absence de décor, instruments invisibles, etc.), voire d’évincer le metteur en scène, dans la dissolution du personnage et de la narration classico-romantique. Au terme d’une étude convaincante qui salue tout spectateur capable « de flotter entre analyse rationnel et intuition du ressenti » et dont le propos vient compléter celui d’Armelle Babin [lire notre critique d’Écrire un opéra au XXIe siècle], il conclut : « Ces œuvres nous font apparaître la “conscience moderne” comme un amoncellement d’éléments signifiants dans laquelle il faut savoir se perdre ».
LB