Chroniques

par laurent bergnach

Philippe Manoury
La musique en questions – entretiens

Aedam Musicae (2020) 212 pages
ISBN 978-2-919046-72-0
Aedam Musicae fait paraître un recueil d'entretiens avec Philippe Manoury

Recueil d’entretiens qui interrogent la musique, ce livre donne accès aux réponses que Philippe Manoury apporta, durant deux décennies, à plusieurs personnes aux curiosités diverses : les dramaturges Agnès Terrier, Christian Longchamp et Patrick Hahn, les musicologues Anne-Sylvie Barthel-Calvet et Cyril Béros, la poétesse Claire Malroux, etc. Comme pour les récentes publications d’Aedam Musicae centrées sur un contemporain [lire nos critiques des ouvrages consacrés à Boesmans, Bosseur, Boulez, Campo, Durieux, Dusapin et La Monte Young], commençons par y glaner des éléments biographiques, toujours utiles pour comprendre le parcours d’un créateur.

Né à Tulle en 1952, Manoury grandit dans un milieu provincial où la musique résonne, même si c’est sans lien avec la culture savante : son père est un spécialiste de l’accordéon, du folklore du Massif Central. À l’âge de sept ans, la famille déménage à Paris. C’est un choc violent pour le petit campagnard qui trouve refuge dans l’art sonore. Vers neuf ans, l’apprentissage du piano déclenche aussitôt le besoin de composer, ce qu’il débute sans avoir reçu le moindre rudiment d’harmonie. Ses études commencent au CNSMD, au début des années soixante-dix, institution où l’on décèle encore des relents de l’entre-deux-guerres, avec une vénération pour Fauré « qu’on définissait alors comme le summum de l’harmonie pour l’écriture traditionnelle ». Les postromantiques sont à peine enseignés, sans parler des acteurs de la tabula rasa (Berio, Nono, Boulez, etc.), complétement ignorés, dont certains, tel Stockhausen, avaient bâti quelques ponts solides entre musiques acoustique et synthétique. Parmi ceux-ci se compte Mantra (1970), dont l’étudiant découvre la création française, vers la vingtaine, avant de s’entretenir publiquement avec son auteur, plusieurs années plus tard (Chapitre 3).

« Il existe trois manières fondamentales pour produire de la musique : le frottement, la percussion et le souffle. L’invention de l’électricité lui en a procuré une quatrième. » Sensible aux possibilités offertes par la nouvelle lutherie, le jeune Manoury commence à inclure l’ordinateur dans son travail artistique, l’apprivoisant dans différents lieux franciliens (IRIA, Ircam) – ce qui se passe au GRM (fondé en 1958 par Pierre Schaeffer) l’intéresse moins, car relevant du collage intuitif. Face à la machine parfois autonome, il garde l’esprit critique, renonçant aux séductions faciles, de même qu’il préfère aux sons figés sur bande le recours à l’informatique en temps réel. Quelques-unes de ces pièces sont abordées, principalement chambristes : Partita (2006), Tensio (2010), Illud etiam (2012), etc.

Imprégné du passé mais tendu vers l’inconnu, notre « chercheur en musique » se distingue également dans le domaine lyrique, trop captif des conventions, avec plusieurs opéras à son catalogue : 60e parallèle (1997), K (2001), La frontière (2003), La nuit de Gutenberg (2011) et Kein Licht [lire notre chronique du 22 septembre 2017]. Actualité oblige, ce Thinkspiel est détaillé durant près d’un tiers du recueil, offrant d’approfondir les liens de Manoury avec la musique (informatique, tradition germanique), le théâtre (valorisation du texte, tradition du bunraku) et la voix parlée qui les unit. Les difficultés du projet ne sont pas éludées – en particulier la lassitude inhérente à nombre de répétitions –, lequel donnerait lieu à dix-neuf représentations, dans quatre pays européens.

Tout du long, cette honnêteté à confier sa pensée se lit dans l’admiration pour certains confrères (Wagner, Mahler, Debussy, Boulez, etc.), pianistes (Heisser, Michelangeli, Pollini), écrivains (Beckett, Joyce, Proust) et scientifiques (Changeux, Mandel, etc.), mais surtout dans la fustigation. En effet, Philippe Manoury n’épargne pas les musiciens rétrogrades, organisateurs frileux et décideurs incultes qui placent le temps musical dans une boucle délétère. Dans cette chasse aux fâcheux, les critiques musicaux ne sont pas à l’abri – c’est de bonne guerre ! –, eux dont le peu de curiosité contribue à l’inculture générale. En fin de compte, cette succession d’entretiens dessine le portrait d’un utopiste alliant rigueur et spontanéité, comme on les aime.

LB