Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch
Нос | Le nez

2 CD Cascavelle (2004)
RSR 6183
Dmitri Chostakovitch | Le nez

Tout en étudiant assidûment l'héritage de Rimski-Korsakov, le jeune pétersbourgeois Dmitri Chostakovitch explore les modèles musicaux allemand et français. À vingt ans, il présente sa 1ère Symphonie qui, encore que bien sage, fait quelques vagues et remporte un certain succès. En réaction contre le nouvel académisme qui règne au conservatoire, il se lance un an plus tard, en 1927, dans la conception de son premier opéra qu'il souhaite drôle et critique, dans la verve des auteurs qu'il fréquente alors. Son choix se portera pour finir sur la nouvelle d'un ancien maître, le combien célèbre Nez, publiée dans les Récits de Pétersbourg de Nikolaï Gogol qui parurent en feuilleton à peine moins d'un siècle plus tôt. L'œuvre serait créée en 1930, connaîtrait plus de représentations que certains incontournables de l'opéra classique à leur première, et tomberait assez vite dans l'oubli. Un ouvrage d'une telle verve ironique, dynamisé par un rythme échevelé et des audaces dramatiques d'une drôlerie irrésistible, ne tombe pas naturellement dans l'oubli : quatre années plus tard, alors directeur du Théâtre de la Jeunesse Ouvrière de Pétersbourg devenu Leningrad, Chostakovitch fait représenter son second opéra : Lady Macbeth de Mzensk ; c'est le début de ses démêlés avec le régime soviétique qui censurerait ensuite plus d'une de ses pages.

Lady Macbeth est aujourd'hui plus connue que Le Nez. Cependant, cet ouvrage en apparence plus léger contient presque tout ce qui ferait le génie de son cadet, en des proportions volontairement moins équilibrées. En 2001, l'Opéra de Lausanne confiait au tandem Caurier / Leiser la mise en scène d'une nouvelle production de cette farce lyrique en trois actes : c'est l'enregistrement de ces représentations par la Radio Suisse Romande que propose aujourd'hui Cascavelle, un live qui rend fidèlement compte de l'atmosphère du spectacle, dans une présence telle qu'on parvient à l'écoute à inventer sa propre mise en scène, si on ne l'a pas vu. C'est ici un témoignage d'autant précieux que l'unique enregistrement paru chez Melodiya en 1975 (sous la baguette de Gennadi Rojdestvenski) n'est plus disponible aujourd'hui, et qu'à l'heure même où celui-ci gagne les bacs des disquaires, la production vaudoise est reprise par Angers-Nantes-Opéra [lire notre chronique du 12 décembre 2004], triomphant du public nantais depuis le 12 décembre. Bref : un indispensable !

Dès l'introduction du premier acte, Armin Jordan s'amuse comme un petit fou avec l'écriture constamment sarcastique qui accumule les traits grotesques. Cela n'empêche le lyrisme relatif du début du 1er Tableau, vite contredit par des bois délicieusement criards. La marche du 2ème Tableau n'est ici pas uniquement caricaturale : le chef sait y évoquer toute l'angoisse du barbier découvreur de nez perdu, dans un climat parfois véritablement effrayant, de même qu'il souligne suffisamment les cordes spécifiques à la musique de Chostakovitch pour suggérer la crainte, l'humiliation, et la détresse de Kovaliov. Du reste, l'Interlude de l'Acte II plonge l'auditeur dans le tragique, par des accents déchirants qu'on n'attendait pas dans une farce, et qui rendent soudain ses protagonistes humains, ce qui est bien plus subversif que de se contenter d'en rire par un théâtre de marionnettes ; lorsque le déchaînement constructiviste supplée alors à tout sentimentalisme, le cataclysme de la fosse nous oblige à nous interroger sur le sens de cette histoire, bien plus qu'un effet ou artifice de mise en scène. L'Orchestre de Chambre de Lausanne offre un fort beau travail, tant dans l'ensemble qu'en détails (cf. trait de violon solo du dernier tableau, par exemple).

Le baryton américain Andrew Schroeder – que nous avions entendu, entre autres, à Bruxelles dans le rôle-titre du Roi Arthus de Chausson [lire notre chronique du 26 octobre 2003] – sert l'infortuné Kovaliov d'un timbre clair et avantageusement sonore, et n'hésite pas dans l'affirmation de la vulgarité du personnage, révélée dès le réveil du 3ème Tableau. Ses pleurs de clown de la scène à la rédaction du journal sont tout simplement délicieux, tandis que la tendre désolation de la fin de l'Acte II (« Boje moï, Boje moï... ») semble habitée d'un authentique désarroi qui nous le rend attachant. Voilà un artiste qui joue avec une grande facilité les changements brutaux d'humeur, tel qu'en témoignera aisément l'irrésistible bonheur béat qui accompagne le retour de l'appendice à sa place, dans un exquis duo de rires stupides !

On citera également la Praskovia hystérique à souhait de Jennifer Smith et le sergent hargneux et un peu fou d'Alexandre Kravetz, dans une distribution foisonnante où chaque chanteur campe plusieurs rôles. Le Chœur de l'Opéra de Lausanne offre un travail propre, distillant parfaitement le ridicule des voix célestes derrière l'iconostase de la Cathédrale Notre Dame de Kazan de la ville impériale.

BB