Chroniques

par bertrand bolognesi

Нос | Le nez
opéra de Dmitri Chostakovitch

ANO / Théâtre Graslin, Nantes
- 12 décembre 2004
Vincent Jacques photographie Le Nez de Chostakovitch à Nantes
© vincent jacques | ano

C’est Pouchkine qui le premier diffusera Le Nez, la nouvelle de l’ukrainien Nikolaï Gogol, en faisant paraître en 1836, sous forme de feuilleton de la revue Le Contemporain, l’ensemble des Récits Pétersbourgeois. S’il est un recueil qui fécondera pour longtemps la créativité des écrivains russes, c’est bien celui-là, de sorte qu’on reconnaît son influence dans les œuvres de Dostoïevski – Le rêve de l’oncle, Le bourg de Stépantchikovo et sa population, entre autres, pour la critique sociale ; Le Double et Le Joueur pour le thème d’une impossible quête d’identité –, Gontcharov (Une histoire ordinaire), Tchekhov (La dame au petit chien et Drame de chasse) et jusque chez des auteurs plus récents, comme Axionov ou Pelevine. Un peu moins d’un siècle après cette première percée, les intellectuels russes du tout jeune état soviétique redécouvrent en Gogol un satiriste exceptionnel, de sorte que Mikhaïl Boulgakov adapterait plusieurs nouvelles gogoliennes pour le théâtre.

C’est précisément dans ces années-là que Dimitri Chostakovitch s’absorbe dans Le Nez. Il n’a que vingt ans lorsqu’il achève le premier acte de son opéra qui pour lui représente un déterminant enjeu identitaire, de sorte que l’on pourrait considérer la fable qui se termine par un retour à sa place de l’orgueilleux appendice comme une métaphore de la recherche du style (et de la reconnaissance) affrontée alors par le compositeur. Au-delà de la possibilité d’une auto-ironique projection de soi - qui explique que le personnage de Kovaliov soit nettement plus sympathique dans l’opéra que dans le récit originel –, le musicien trouve dans ce texte le moyen de mettre en garde ses contemporains contre le durcissement constaté de l’artificielle paranoïa sécuritaire – le chœur n’en appelle-t-il pas à la Terreur, annonçant les années les plus noires du régime, imminentes à la création du Nez (début 1930) ? – ; et n’est-ce pas cet aspect de l’œuvre qui la rend si proche de nous, si nous voulons bien ne pas nous contenter de la regarder comme venant d’autres temps et d’autres lieux, et nous interroger avec une certaine honnêteté critique sur certains débordements de notre société aujourd’hui ?

Bien qu’encore très rarement joué sur la scène occidentale, nous avions pu voir Le Nez dans la production du Théâtre Hélikon de Moscou lors d’une tournée qui passait par Bordeaux, en 1998. La mise en scène de Boris Pokrobski se voulait faite de bric et de broc, dynamisée par un rythme échevelé, dans un climat oppressant dont le rire tenait lieu de grimace de douleur et d’angoisse. En 2001, Patrice Caurier et Moshe Leiser signaient une réalisation pour l’Opéra de Lausanne, reprise en ce moment par Angers-Nantes-Opéra.

La comédienne Afra Val d’Or, joliment dessinée par une magnifique robe noire surmontée d’un gentil toupet à plumes, entre en scène : « Le vingt-cinq mars, à Saint-Pétersbourg, il s’est passé un événement extraordinaire… (Non, pas la naissance de Pierre Boulez… lui, c’était à Montbrison !). Elle se retourne pour partir, et…

Nous n’en dirons pas plus, si ce n’est que le public rit immédiatement et se trouve plongé, dès ce Prologue, dans le surréalisme de l’ouvrage. Un massif de murs mobiles véhiculé par un plateau tournant subdivisé en plusieurs circuits permet de répondre à l’impératif de rapides changements de lieux de l’action représentée. Plus que de scènes, d’ailleurs, c’est de brèves séquences que l’on pourrait parler, comme au cinéma. Projetant des motifs géométriques sur les murs, l’éclairage parvient à mettre en valeur leur découpe relativement aigue, dans une esthétique qui n’est pas sans rappeler celle des années de la création, croisant à un peu de Malevitch beaucoup de Rodchenko ; mais rien – mis à part le tant somptueux que suranné costume de Conseiller d’Etat – qui évoquerait le 19ème siècle de Gogol.

Chaque artiste campe plusieurs personnages, tous parfaitement caractérisés : autant de croquignolesques caricatures arborant faux-ventres, faux-culs, faux-nez et pommettes artificiellement hypercaucasiennes. Et si le barbier Ivan à l’air d’un ours, Praskovia pourrait bien être une poule, tandis qu’on découvrira en Kovaliov un gentil goret, jouisseur prétentieux et désemparé. Cet après-midi, la ville impériale est littéralement folle, avec ses policiers à coturnes, ses vieilles croyantes qui, avec un sens très personnel de l’orthodoxie, font un usage fort intime des cierges bénis de la Kazanskaïa, son major pétomane et onaniste, etc. Et si tout cela est assez sordide, c’est aussi irrésistiblement drôle !

On a du mal à imaginer ce qu’une telle production représente de travail : car si les rôles sont efficacement construits, les artistes des chœurs n’ont pas été négligés. Outre que la partition n’est guère reposante, leurs interventions sont prodigieusement saisissables et se jouent génialement de leur brièveté déconcertante. Chœur très présent, il surgit comme un éclair sur le plateau pour disparaître aussitôt : c’est dire à la fois la compétence, le mérite et l’efficacité de ses acteurs, préparés par Xavier Ribes.

Rien n’est laissé au hasard : le déhanchement sans équivoque de Kovaliov au réveil, l’arrivée du Nez dans la dignité d’un rayon céleste perçant l’encens de la cathédrale, le pope qui fait des moulinets avec son encensoir, la jolie femme qui racole vulgairement un Kovaliov toujours prêt à se faire plaisir, etc. Les maîtres d’œuvre du spectacle ne s’en tiennent pas là : ils font également réfléchir ou plutôt ressentir de quoi nous interroger, tout en ménageant quelques instants magiques d’une émotion totalement absurde – car si les larmes de clown de Kovaliov sont provoqués par une cause ridicule, son désespoir est bel et bien sincère : et ça n’en est que plus et moins drôle à la fois.

Il serait fastidieux de relater toute la représentation. De même un rapport détaillé de la prestation de tous les chanteurs serait-il proprement illisible. Il suffira de savoir que chacun tient parfaitement ses plusieurs rôles tout en ne cherchant jamais à tirer individuellement son épingle du jeu (d’où certainement la difficulté d’une relation précise de notre part). Car ce spectacle paraît joué par une troupe dont les membres seraient idéalement complices - grande rareté dans le paysage lyrique. Quelques-uns crèvent l’écran, bien sûr, par des rôles plus importants, un timbre de voix particulièrement reconnaissable et flattant juste ce qu’il faut nos oreilles, un jeu peut-être plus directement brillant. Ainsi pourra-t-on citer – et sans qu’il s’agisse là d’une liste excluant la qualité de ceux qui n’y paraîtront pas – Virginie Pochon qui campe, entre autres, une exquise gamine Podtotchine, Jennifer Smith en hystérique Praskovia, mais aussi en malencontreuse vendeuse de bretzels – celle par qui les policiers manqueront le fieffé Nez –, Dimitri Tikhonov au grave prodigieusement sonore et au visage étonnamment méconnaissable dans chacune de ses incarnations, de même qu’Alexandre Diakoff, se montrant toujours soigneusement bon chanteur. Trois prestations remarquables : celles de la basse Vladimir Matorin (Ivan le barbier, domestique, policier, Khozrev Mirza), de Ludovit Ludha, ténor à l’aigu fulgurant et sonore en diable, d’une fiabilité déroutante (le Nez, Iarychkine, un gradé, dandy), et bien sûr le Kovaliov d’Andrew Schroeder, fil conducteur de l’opéra.

En fosse, les musiciens de l’Orchestre national des Pays de Loire rendent honorablement compte d’une partition tendue et parfois ingrate, sous la direction précise de Nicolas Chalvin, offrant une première certes propre mais un peu précautionneuse. On leur souhaite de rencontrer un dégel salutaire pour la suite des représentations.

BB