Chroniques

par david verdier

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Bayreuther Festspiele / Festspielhaus, Bayreuth
- 17 août 2013
Siegfried, troisième volet du Ring de Wagner, par Frank Castorf à Bayreuth
© enrico nawrath | bayreuther festspiele

À nouveau, le fil se rompt. Nous voilà dans un no man's land imaginaire, en arrêt devant le Mont Rushmore revisité par Aleksandr Denič – avec Marx, Lénine, Staline et Mao, grandiloquente et dérisoire tétralogie du pouvoir politique absolu. La sculpture monumentale fait office de propagande surréaliste. C'est lorsque le décor pivote, découvrant l'entrée du métro d'Alexanderplatz plus vrai que nature, qu'on pense à cette falaise comme métaphore du rideau de fer. Cette abondance d'idées et de détails provient en grande partie du décor. C'est à la fois la magie et le talon d'Achille de la deuxième journée, car la mise en scène s'amuse à contrarier la tentation qu'offrent toutes ces fausses pistes. Frank Castorf ne laisse (ici comme ailleurs) personne indifférent. Il douche les espoirs d'une partie du public, venue chercher une illustration sans doute plus confortable du drame wagnérien. Pour qui sait voir ce qui nous est montré se dégage une infinie mélancolie, liée au désenchantement du monde et à la vanité des idéologies.

Siegfried a tout du sale gamin sans autre éducation que tout briser autour de lui. L'ours qui l'accompagne gagne pour une fois une présence souvent évacuée dans d'autres productions. Ce rôle muet promené en laisse est admirablement joué par le même acteur qui déjà œuvrait déjà au Golden Motel [lire notre chronique du 14 août 2013]. Ses interventions muettes occupent l'arrière-fond de la scène tel un commentaire mimé en continu. À travers lui, on voit comment le savoir et la culture transforment l'animalité – ce qui contraste au même moment avec ce jeune héros fanatique et fantoche qui joue avec des armes à feu et brûle les livres. Mime ne peut rien pour contrer cette volonté de destruction et de révolte. La scène de la forge est aussi brouillonne que l'esprit de son protagoniste principal. Les débris de Nothung côtoient une kalachnikov et Siegfried, inconscient des conséquences, brandit avec bonheur ces instruments de mort.

Crime de lèse-wagnérien : la forêt est représentée par la laideur insipide d'une galerie marchande, avec le béton pour seule couleur et des affiches kitsch qui trônent sur les murs. En guise de murmures, la jungle urbaine s'anime d'images de caméra de surveillance. Au milieu de ce décor à la Marthaler, Fafner règne sur son bureau de poste, nouvelle caverne aux trésors dans laquelle, littéralement, il « se vautre et possède ». Pour l'en déloger, Siegfried n'hésitera pas à tirer une rafale de balles – cris d'effroi dans la salle ! – et à s'en retourner voir l’oiseau de la forêt, un de ces oiseaux de nuit tel qu'on peut en voir à Copacabana, exubérante et souriante vision d'une féminité en plume d'autruche et paillettes… Le contraste est violent lorsqu'il tue Mime d'un coup de couteau en prenant le soin de renverser une poubelle sur le cadavre. Le troisième acte met en parallèle les amours glauques entre un Wotan dépravé et une Erda de trottoir avec le couple Siegfried-Brünnhilde, improbable rencontre de la carpe et du lapin – comment s'étonner dès lors de l'irruption de crocodiles venus on ne sait d’où participer à leur façon à l’idylle « dévorante » en plein Berlin-Est ? Les mots qu'ils s'échangent n'ont aucun sens ; ils chantent sans jamais se regarder : l'image de l'incompréhension et de l'amour désabusé, en somme. À travers ces crocodiles le pied de nez de Castorf invente un surréalisme littéral à l'humour ravageur.

Les rôles secondaires sont plutôt bien lotis. Burkhard Ulrich est toujours aussi impressionnant en Mime et Mirella Hagen (Waldvogel) se tire sans trop d'encombres d'un rôle aussi bref que périlleux. Le point noir de la soirée demeure le Siegfried de Lance Ryan [lire notre chronique du 1er février 2013]. Le timbre est ingrat et le vibrato, coincé entre nez et gorge, n'arrange rien à l'affaire. Catherine Foster (Brünnhilde) révèle une forme étonnante et des moyens qu'elle remisait prudemment lors de la précédente journée [lire notre chronique du 15 août 2013]. Le Wotan de Wolfgang Koch se signale une dernière fois par une prestation de haut vol, sans pour autant chercher à tricher avec ses moyens, ce qui est appréciable. Il est sans doute celui qui bénéficie le plus du soutien méticuleux de la fosse, toujours clairement audible y compris dans le redoutable maelström sonore qui précède son entrée au III. Kirill Petrenko anime ses troupes d'un geste alerte et vif. Les quelques accidents (surtout dans les prologues) ne pèsent pas lourd, compte tenu de l'excellence de l'ensemble.

DV