Chroniques

par bertrand bolognesi

Siegfried
opéra de Richard Wagner

Oper, Francfort
- 1er février 2013
Siegfried (Wagner) mis en scène par Vera Nemirova à Francfort
© monika rittershaus

Après un Rheingold à la verve fabuleuse [lire notre chronique du 25 janvier 2013] et une Walküre prodigieusement dramatique [lire notre chronique du 27 janvier 2013], le cycle wagnérien se poursuit à l’Opéra de Francfort. La représentation de ce soir confirme que la maison possède un Ring de légende dont on se réjouit de l’édition DVD annoncée par le label Oehms Classics (qui déjà publia l’enregistrement discographique de cette Tétralogie). Le chef s’installe et, tandis que de la fosse sourdent les méandres graves des vents, le plateau, qui arbore un camaïeu vert soufré aux reflets violets moutardés sournoisement impermanent, infléchit un mouvement discrètement reptilien au prélude du premier acte ; forêt, rocher, faille, grotte, forge et dragon : déjà tout est là.

On retrouve le dispositif ingénieux de Jens Kilian, dans l’utilisation binaire de la première journée. Dans la partie inférieure, Mime joue vainement de l’enclume, s’employant plus sûrement à faire la popote pour l’adolescent prometteur qui survient au-dessus, brandissant la peau de l’ours à peine abattu. Car l’imagination profuse de Vera Nemirova s’ancre à la fois dans une liberté irrésistible et une connaissance souriante de l’univers qui se donne à dépeindre. À l'humour tendre d’alors s’en saisir à bras le corps et d’adroitement jouer de ses clichés, désormais portés à un degré d’affectueuse dérision qui les pourrait bien réhabiliter dans leur dépouillement même. Les motifs se filent dans des fondus de haute voltige dont la lutte entre l’orphelin et son tuteur est un bel exemple : grâce à la peau d’ours, une bête à trois têtes se dessine dans la bataille qui fait voler les spaghetti, excitant l’œil au probable surgissement des chimères, protée polycéphale à la coiffe gorgonesque et autres monstres dont la mort fait les héros. Plutôt que d’en abuser, la jeune metteure en scène ponctue l’action de signifiants d’une rareté qui les rend déterminants : ainsi du singulier présage de Nothung brandi par un Siegfried tellement tout-fou qu’il en transperce le plateau.

Nouvelle sinuosité des cercles dans le dispositif scénique, laissant paraître un rouge de braise magmatique d’où bientôt s’élève « wer stört mir den Schlaf ? ». C’est dans la proximité de la lave qu’aura lieu le combat. Quel dragon mourra ici ? Grand écorché sorti d’un bain d’eau brûlante, Fafner fait immanquablement songer à l’homunculus créé par l’assistant de Faust – oui, celui que Goethe appelait Wagner ! Encore ne s’agit-il pas d’un clin d’œil mais d’une nouvelle « globalisation » symbolique du Ring des Nibelungen : le pacte avec la connaissance situe l’homme aux portes d’une science qui l’affranchit des dieux ; ainsi est-ce la part la plus optimiste du message que véhicule l’aspect de ce Fafner-là. Mime cloué assis par un Nothung dont la poignée dessine une croix mortuaire, l’oiseau de la forêt prend Siegfried par la main pour aborder le rocher sacré. En justaucorps, plumes aux doigts, un danseur incarne d’une gestuelle minutieusement étudiée le sympathique acolyte du surhomme. Par une présence qui est bien celle d’un oiseau, tant prudent que curieux, insaisissable et imprévisible quoique toujours en parfaite adéquation avec la partition, Alan Barnes fascine.

L’acte III laisse découvrir une Erda comme entreposée dans un stock souterrain. Wotan réveille la déesse-mère qui, prédisant tout, est fort loin : pour elle, le crépuscule est déjà subi et peut se raconter comme une histoire ancienne. Elle est épuisée, ses cheveux ont blanchi, il n’est plus temps d’attendre après avoir sottement puni la précieuse gardienne du temple ; tout est perdu. Le ciel s’embrase (habillage vidéastique signé Bibi Abel) et fait apparaître Siegfried dans une découpe-lumières d’une esthétique proprement légendaire (Olaf Winter) ; après quelques tours, nous abordons l’ultime image de Walküre, telle que nous la quittions dimanche : protégée par le feu, la walkyrie dort sur sa stèle qu’orne un Grane miniature. Vaincre la flamme est aisée, en comparaison des émois de la rencontre : sans autre artifice qu’une direction d’acteur avisée, l’épisode se conclut dans la maladresse et l’angoisse des adolescents face à l’amour et au désir.

Indéniablement, les musiciens du Frankfurter Opern und Museumorchester impriment un crescendo qualitatif à la reprise du cycle. Après un Rheingold de bonne tenue et une Walküre brillante, ils livrent un Siegfried à la fois précisément ciselé et fermement coloré dont la battue de Sebastian Weigle révèle le savant tissage. D’une émission d’abord un peu dure, Rebecca Teem donne une Brünnhilde vite généreuse. Le jeune soprano ukrainien Kateryna Kasper-Machula chante un Waldvogel de toute beauté. Au Mime efficace et clair de Peter Marsh répond l’Alberich diablement musical de Jochen Schmeckenbecher. Dans le rôle-titre, Lance Ryan laisse l’auditeur sur sa faim. Sur les premiers pas, la voix semble facile, le timbre glorieux, le chant souplement conduit fait goûter un « so starb meine Mutter an mir ? » d’une douceur inouïe, mais l’Acte II vient contredire ces impressions : le voilà confondant de vaillance et force brute ce qui provoque au III la maltraitance de la justesse, dans un grand duo qu’il n’honore guère. Comme une mer le contralto Meredith Arwady envahit la salle de ses énigmes d’une couleur vocale infiniment riche à la projection pleine. Applaudi pour des adieux mémorables, la semaine dernière, Terje Stensvold impose un Wanderer de toute splendeur à la présence d’une puissante intensité. Aussi garderons-nous longtemps en oreille la première scène du dernier acte.

BB