Chroniques

par bertrand bolognesi

Sarah Connolly, Orchestre de Paris, Esa-Pekka Salonen
Johann Sebastian Bach, Edward Elgar et Paul Hindemith

Philharmonie, Paris
- 8 février 2024

Après le programme Debussy et Stravinsky où il réunissait les solistes vocaux Lauren Snouffer, Kayleigh Decker, Paul Appleby et David Soar, le pianiste Jean-Yves Thibaudet et le Chœur de la formation lutécienne [lire notre chronique du 1er février 2024], Esa-Pekka Salonen poursuit la carte blanche à laquelle l’a convié l’Orchestre de Paris par un programme qui sort intégralement des sentiers battus. Sa teneur est concentrée sur le premier tiers (ou presque) du XXe siècle, avec des pièces conçues entre 1897 et 1934 par des musiciens aussi radicalement divers que Paul Hindemith et Edward Elgar. Du Worcestershire à la Hesse, pourrait-on dire, n’était que le premier opus joué n’est autre qu’une orchestration d’un original de Bach, fameux Saxon : la Fantaisie et fugue en mi mineur BWV 537 composée pour l’orgue, à Weimar, entre 1708 et 1714. Le menu effectue donc une sorte de cercle : de Weimar à Berlin en passant par Gloucester et Norwich.

Le projet initial qui devait réunir Elgar et Richard Strauss dans l’orchestration de cette page, le second pour la Fantaisie et le premier pour la Fugue, n’ayant pas abouti, il revint au Britannique d’accomplir les deux volets. Sans doute le résultat, créé par Elgar lui-même au Festival Three Choirs le 7 septembre 1922, hérisserait-il organistes et baroqueux d’aujourd’hui, tant il se complait dans l’effet selon la lourde recette post-romantique de son temps. Dans une souplesse qui toutefois ne délie pas la rigueur d’écriture de Bach, Salonen prend le temps de nous faire profiter de cet étrange objet musical à l’emphase fort étonnante. La vigueur de la fugue ne se trouvera pas assombrie dans ses premiers moments, mais, tout de même, le trop copieux recours aux timbales vient, pour finir, l’écraser à jamais.

Bien avant ce curieux exercice, Edward Elgar imagine un cycle mélodique au destin contraire, puisque nous le connaissons sans doute tous grâce à plusieurs enregistrements dont celui de Janet Baker et John Barbirolli à la tête du London Symphony Orchestra (1965) – une merveille – sans pour autant qu’il soit donné au concert par ici. Au printemps 2010, Philippe Jordan, alors directeur musical de l’opéra national de Paris, avait envisagé ces Sea Pictures Op.37 lors d’un concert où Sophie Koch les aurait chantés, mais un changement de programme vint nous en priver. Il fallut donc patienter encore trois ans avant de les entendre dans une version pour voix et quatuor à cordes, offerte à l’Amphithéâtre de la Bastille par Marie-Nicole Lemieux et le Quatuor Psophos [lire notre chronique du 7 mars 2013]. De même que l’opus précédent, Sea Pictures fait aujourd’hui son entrée au répertoire de l’Orchestre de Paris.

Avec le mezzo-soprano Sarah Connolly [lire nos chroniques de Lieder eines fahrenden Gesellen, La clemenza di Tito, The rape of Lucretia, Six Lieder Op.13, Gurrelieder, Hamlet et Das Lied von der Erde], auquel on doit un enregistrement très délicat aux côtés du Bournemouth Symphony Orchestra placé sous la battue de Simon Wright (Naxos, 2006), de ces mélodies composées à la campagne entre 1897 et 1899 puis créées par Clara Butt et l’auteur au pupitre, lors du Norwich Festival de l’automne 1899, nous aurions pu nous croire assurés d’une interprétation de grande tenue. Encore fallait-il compter sur maestro Salonen qui, soudain, imprime une raideur rédhibitoire à l’exécution. Encore arrivons-nous à goûter l’onctuosité de la voix sur Sea Slumber Song, et même pendant In Haven (Capri) où l’artiste se garde bien de toute minauderie. Mais la respiration du chef finlandais n’est décidément ni celle d’Elgar ni celle de la chanteuse. Sabbath Morning at Sea ne se trouverait sans doute pas mal de quelque expérience de l’interprétation puccinienne, sans que celle-ci invite à trop exagérer sa mobilité. Tel que donné ce soir, le morceau perd son caractère et la voix lutte avec un orchestre qui joue à fond, sans discernement. Bien que Where Corals Lie se révèle plus mahlérien, Salonen, qui connaît pourtant bien la manière du célèbre Bohémien de Vienne, insiste avec des brodequins. Il demeure aussi monolithique dans le dernier volet, The Swimmer, dont il n’arrive qu’à transmettre les élans tempêtueux, couvrant brutalement le mezzo. Dommage…

Passé l’entracte, le croquignolesque Ragtime (wohltemperiert) d’Hindemith, qui préfigure certains sarcasmes ubuesques de Zimmermann, propulse à nouveau l’auditeur en 1921, année de sa composition, bien qu’il ne serait finalement créé que le 21 mars 1987 par Gerd Albrecht et le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin. Cette page cordialement irrévérencieuse fait elle aussi référence à Bach à travers un usage tout personnel de la fugue en ut mineur du Wohltemperierte Klavier. Esa-Pekka Salonen, a contrario de la première partie du concert, fait cela merveilleusement, magnifiant l’esthétique patatras et les ricanements irrésistibles des trombones. Écrite en 1933 et 1934 tandis que l’opéra Mathis der Maler, alors encore sur le métier, ne verrait le jour qu’en mai 1938 (Zurich) [lire nos chroniques des productions d’Olivier Py et de Keith Warner], la Sinfonie „Mathis der Maler“ est créée par les Berliner Philharmoniker in loco le 12 mars 1934, sous la battue de Wilhelm Furtwängler. Elle s’articule en trois mouvements qui reflètent chacun un moment de l’opéra – Engelkonzert, Grablegung et Versuchung des heiligen Antonius (Concert des anges, Mise au tombeau et Tentation de saint Antoine). Elle est la seule œuvre au menu qui fut déjà jouée par l’orchestre de Paris – sous la direction de Sergiu Celibidache en 1970, puis d’Eugen Jochum en 1980 : l’affaire remonte donc.

Sans conteste, voici le plus beau moment de la soirée. Salonen s’évertue désormais, au fil d’un abord infiniment subtil, à rendre justice à une musique, celle d’Hindemith, qui, assurément, l’intéresse plus que celle d’Elgar. On ne manquera pas de s’interroger : pourquoi l’avoir programmée sans l’aimer assez pour l’honorer ? Le mystère reste entier, sans qu’une relative mauvaise humeur de votre serviteur ne parvienne à se dissiper face à nature si capricieuse. Passons !

BB