Chroniques

par bertrand bolognesi

…dem Andenken eines Engels...
Orchestre de Paris, Daniel Harding

Isabelle Faust, Christina Landshamer
Philharmonie, Paris
- 19 mai 2016
Daniel Harding dirige l’Orchestre de Paris : Berh et Mahler, le 19 mai 2016
© micke grönberg | sveriges radio

En 1997, l’Orchestre de Paris confiait pour un soir ses musiciens à un jeune chef britannique, ancien assistant de Simon Rattle et de Claudio Abbado. Quelques mois après avoir fait ses débuts à la tête des Berliner Philharmoniker, Daniel Harding menait à vingt-deux ans les forces parisiennes qu’il retrouverait quinze ans plus tard. Depuis, nous savons qu’il succèderait à Paavo Järvi en tant que huitième directeur musical d’une formation que nous n’avions plus eu l’occasion d’entendre depuis son installation à la Philharmonie.

En amont de l’ouverture de sa première saison dans ses nouvelles fonctions, c’est à une sorte de concert d’investiture que nous assistons ce soir. D’emblée, Harding y indique son goût d’un certain répertoire dont on peut penser que témoignera volontiers son mandat. De fait, c’est dans les Szenen aus Goethes Faust et Das Paradies und die Peri de Schumann qu’il s’illustrera le 16 septembre puis le 21 décembre, sans déroger à la musique de notre temps puisqu’à une semaine d’intervalle, en janvier et février, il donnera Dream of the sons de George Benjamin, Earth dances d’Harrison Birtwistle et Babylon-Suite de Jörg Widmann [lire notre chronique du 21 juillet 2013]. Et à observer qu’en mai Daniel Harding interprétera l’Auferstehungssinfonie de Gustav Mahler, précédée en novembre de la Symphonie en ut # mineur n°5 et de la Symphonie en fa # majeur n°10 en septembre (version Deryck Cooke), la présence de la Symphonie en sol majeur n°4 à cette soirée fait clairement effet d’annonce.

Pour commencer, le Concerto pour violon et orchestre « dem Andenken eines Engels » d’Alban Berg. Comme nous y invite le musicologue Alain Galliari dans son livre paru il y a trois ans [lire notre critique de l’ouvrage], gardons-nous de voir en ce dernier opus une œuvre testamentaire. Sa composition, bien qu’effectuée avec une joyeuse fièvre créatrice, vint perturber celle de Lulu – pour le coup, on lui en voudrait presque de nous avoir privés de l’achèvement par la main de Berg de son second opéra… Choral de Bach et folklore carinthien y véhiculent un message secret, tels qu’en dissimulent de nombreux musiciens à l’aide de divers chiffres – le procédé le plus fréquent consiste à combiner les lettres désignant les notes dans un motif sonore diversement conjugué, pratique classique dont on connaît des exemples jusque dans des textes d’aujourd’hui.

Dans une sonorité savamment distillée, le chef introduit l’Andante initial, le violon d’Isabelle Faust posant ses arpèges dans une vibration très soignée. Le mouvement avance bientôt comme une scène lyrique. On apprécie les interventions des bois, délicatement mises en relief. Le chant solistique se révèle vigoureusement expressif, dans une couleur discrètement nostalgique. Daniel Harding réalise des fondus d’une exquise sensualité, tout en assumant à d’autres moments d’âpres ruptures infléchies par les contrastes de l’audacieuse orchestration du Viennois, notamment dans l’Allegretto. D’emblée frappe sa maîtrise de l’acoustique de la salle, nécessitant une attention toute particulière : en sertissant le son dans un impact aiguisé mais point trop incisif, il optimise un résultat précisément défini qui gagne le liant nécessaire. Le sombre impératif des premiers pas de l’Allegro précipite l’écoute dans le drame. La violence en est sagement contrôlée, parce que l’exige l’acoustique mais surtout afin d’édifier une arche expressive cohérente. Sans jamais briser le phrasé, Harding étire le rubato en donnant à entendre chaque détail, jusqu’à la sérénité recouvrée. On admire l’élan, le grand souffle et l’autorité d’Isabelle Faust dont incroyablement « parle » le jeu, ainsi que la lumière heureuse qui conclut cette lecture.

À jouer Berg et Mahler dans la même soirée, les chefs ne se trompent pas – Marc Albrecht associant les Drei Orchesterstücke aux Knaben Wunderhorn Lieder, Pierre Boulez Der Wein et la Lulu Suite au klagende Lied, enfin Daniele Gatti les Sieben frühe Lieder à la Quatrième de l’aîné, tout récemment [lire nos chroniques du 21 avril 2016, du 31 juillet 2011 et du 18 janvier 2008]. L’élégance avec laquelle Daniel Harding articule le subtil chariot inaugural du Bedächtig de cette symphonie convainc immédiatement. La souplesse de la sonorité et l’opposition franche des climats successifs mènent une version tant alerte qu’évocatrice. Le deuxième épisode est littéralement gourmand, sous cette baguette ! Elle nous fait goûter chaque pupitre avec une délectation bonhomme, tout en ayant scrupuleusement cure de chaque alliage timbrique. Sans emphase superfétatoire, Harding tient l’Adagio dans un muscle adroit tout au service d’une pénétrante inspiration. La fausse simplicité avec laquelle il invite le dernier mouvement, Sehr behaglich, ne rencontre pas en la voix de Christina Landshamer l’angélisme espéré. Peut-être la fermeté des ruptures de tempo fragilise-t-elle la chanteuse, ce qui expliquerait le peu d’intelligibilité de son allemand (sa lalangue, pourtant) comme l’acidité de certaines attaques. Le chef inscrit l’extatisme final dans une sorte d’humilité toute caressante. Voilà qui augure de grands moments à venir !

BB