Chroniques

par david verdier

Richard Wagner | Die Walküre
Bamberger Sinfoniker–Bayerische Staatsphilharmonie dirigé par Jonathan Nott

Lucerne Festival / Kultur und Kongresszentrum, Lucerne
- 31 août 2013
Petra Lang est Brünnhilde au Festival de Lucerne [photo de Priska Ketterer]
© priska ketterer | lucerne festival

Cette première journée confirme les défauts et les qualités qui se dessinaient dans le prologue [lire notre chronique de la veille]. Au premier rang des enthousiasmes et des déceptions : l'orchestre. Dans Wagner, il est difficile de séparer ce qui irradie de la fosse de ce qui, au contraire, influe sur elle. De fait, la version concert crée une situation d'égalité de plans entre voix et orchestre, égalité qui peut très vite tourner au jeu de massacre pour un plateau moyen. C'est ce dernier sentiment qui domine, surtout lorsque le chef libère les énergies dans les parties intermédiaires. Difficile d'oublier la modestie de certains chanteurs quand à ce point la déferlante sonore est écrasante.

Le succès public de la soirée tient beaucoup à la stupéfaction d'entendre un Bamberger Sinfoniker–Bayerische Staatsphilharmonie autant poussé dans ses retranchements, toujours à la limite du volume humainement audible. La chevauchée des Walkyries est l'archétype de cette approche bruyante et disproportionnée. Le piège des décibels est préjudiciable à une grande partie du plateau qui finit d'ailleurs littéralement carbonisé –on n'ose imaginer une telle machine de guerre dans une fosse… Jonathan Nott connaît parfaitement les moyens et les qualités de ses musiciens. Les cordes sont d'une beauté inouïe, surtout quand il s'agit de donner de la profondeur de champ à des scènes aussi lyriques que la fin de l’Acte I ou les fureurs de Wotan au III. On se réjouit de cette longueur d'archet dans le dialogue Wotan-Brünnhilde, avec une plasticité étonnante des changements de positions des violoncelles et contrebasses. Or, une Walkyrie avec des cuivres aléatoires ne tarde pas à fourmiller d'approximations et de faux pas plus ou moins embarrassants. Que sont les « Wälse ! » sans l'envolée du thème de l'épée ? ou l'invocation du feu avec des cors qui cafouillent dans les aigus ? On ne peut s'empêcher de penser que la direction de Nott donne intentionnellement dans le spectaculaire (notamment les percussions) pour faire oublier la fragilité récurrente des cuivres. Cette violence, qu'on peut parfois ressentir comme gratuite, contraste avec des passages d'une étonnante mollesse – au point que le discours peine à se relancer (toute la scène entre l'annonce de la mort et le combat, par exemple).

Côté plateau, il faut bien avouer que la soirée tient debout grâce au concours de quelques individualités qui font oublier les relatives incohérences de l'ensemble. La dualité des personnages et des situations devrait plaider pour davantage d'équilibre et d'homogénéité, ce qui s’avère rarement le cas. Le Wotan d'Albert Dohmen ne s'accorde ni avec la voluptueuse Fricka d'Elisabeth Kulman, ni avec la Bünnhilde assez fade de Petra Lang. Le succès de Klaus Florian Vogt dans Siegmund ne met pas vraiment en valeur la prise de rôle de Meagan Miller en Sieglinde.

Individuellement, on retiendra la qualité de Dohmen à moduler son Sprechgesang comme expression naturelle d'une voix qui puise tout son intérêt dans la prononciation (d'une gravité littérale). La sollicitation du registre aigu met au jour des failles rédhibitoires, handicap majeur quand il s'agit d'affronter le granit escarpé des adieux. Des deux insolentes qui l'affrontent, on notera que la Brünnhilde de Petra Lang [photo] est celle qui le met le moins en difficulté. Ce rôle ne peut pas puiser aux mêmes registres expressifs que le venin d'Ortrud [lire notre chronique du 5 mai 2008] ou le lyrisme de Taube [lire notre chronique du 12 septembre 2010], pour ne citer que deux incarnations particulièrement réussies. Déjà décevante au printemps à Bastille [lire notre chronique du 3 juin 2013], on a l'impression qu'elle a travaillé ses aigus en prenant le risque de détimbrer le bas-médium et le grave [lire notre chronique du 14 juillet 2013, à propos de sa discutable de Sieglinde]. L'interprétation générale est à l'image de la présence en scène, partition à bout de bras quand il s'agit d'annoncer la mort ou défier le Dieu des Dieux, droit dans les yeux.

Quel contraste avec la bouleversante Fricka d'Elisabeth Kulman ! Les accents furibonds jouent avec autorité au cœur même de la palette du mezzo. Rarement la conjonction de maîtrise technique et d’incarnation psychologique aura été portée à un tel point d'ébullition. Inutile de remonter dans la discographie du rôle pour retrouver approximativement ce qu'il nous est donné à entendre ce soir. Dans Götterdämmerung, elle sera Waltraute, mais on la voudrait déjà Kundry, Klytämnestra… on ne voit pas de limites à cette voix. Au sommet également, Klaus Florian Vogt. Descendu de la Colline avec derrière lui le succès renouvelé de Lohengrin [lire notre chronique du 14 août 2011], il s'avance sur scène dans le rôle périlleux de Siegmund, et dès les premières mesures on sait que le pari est gagné et les promesses honorées. Certes, les accents viennent davantage de Montsalvat plutôt que de la lignée belliqueuse des Wälsungen, mais le raffinement de l'émission et cette inimitable façon de créer une forme de regard intérieur à travers le chant, tout conduit à la réussite. Il faut avoir entendu son Winterstürme wichen dem Wonnemond pour mesurer ce qu'un ténor léger peut apporter à des modulations moirées aussi difficiles. Vogt investit le rôle pas à pas, sans contraindre un caractère qui pourrait d'emblée donner l'illusion qu'il n'est pas approprié à ses moyens. L'intelligence du chant et l'attention portée aux détails séduisent immédiatement.

Meagan Miller voudrait une Sieglinde de ce niveau, on le sent bien. Elle a pour elle une persévérance dans l'économie et l'endurance de la voix qui, de toute évidence, est le fruit d'un long travail. On ne peut malheureusement conclure à des qualités compatibles avec un rôle aussi exigeant. Pour se lancer à corps perdu dans le III, elle est obligée de limiter les embrasements de Du bist der Lenz, ou le climax précédant l'annonce de la mort au II. Si l'alliage des timbres avec Vogt est loin d'être convainquant, on a du mal à imaginer qu'elle puisse subir le joug de l’Hunding de Mikhaïl Petrenko. On touche ici un problème de dissimulation de caractère qui gonfle artificiellement certaines syllabes pour jouer au méchant et faire oublier qu'il n'a décidément pas la maîtrise de l'écriture consonantique – a contrario de sa composition aixoise de 2007 [lire notre critique du DVD] –, ni la noirceur du rôle, ce qui confirme l'impression donnée hier par son Fafner. Avec un timbre noble mais trop clair, il est peu probable de plonger dans les abysses de Fafner, Hunding et Hagen, en réussissant l'exploit d'enchaîner les trois rôles, comme il se propose ici de le faire.

DV