Chroniques

par david verdier

Götterdämmerung | Crépuscule des dieux
opéra de Richard Wagner

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 3 juin 2013
Götterdämmerung, opéra de Richard Wagner
© elisa haberer | opéra national de paris

La tendance qui se profilait avec Die Walküre [lire notre chronique du 17 février 2013] semble se confirmer ici : ce Ring trouve progressivement ses marques, la direction de Philippe Jordan reflétant une indéniable élévation de niveau, malgré les défauts de la mise en scène et les aléas de la distribution vocale.

Côté décor, un immense plateau tournant et un mur de pixels viennent remplacer le miroir oblique présent dans les deux journées précédentes [lire notre chronique du 29 mars 2013]. L'escalier géant complète un ensemble très stylisé. Cette abstraction influe d'une certaine manière sur la façon dont Krämer envisage les situations scéniques. Le rocher de Brünnhilde, par exemple, est tour à tour écran de projection et mur de séparation. À voir débarquer les trois Nornes en lunettes noires, on hésite entre rescapées d'une soirée jet set alcoolisée et personnages assez glauques du cinéma de Fassbinder. Contraste total avec le palais des Gibichungen, avec des tréteaux style Oktoberfest, figurants en dirndl et guirlandes multicolores. La critique sociale immanente semble jouer a contrario du sens général, dans la plus pure tradition Regietheater de la dénonciation des habitus socioculturels, telle qu'on l'a connue dans les journées précédentes.

Siegfried a délaissé ses dreadlocks pour un costume bourgeois trois pièces et promène son nez dans le corsage des dames avec beaucoup de vulgarité. Vulgaires également, la scène de la séduction de Brünnhilde telle une mauvaise blague de carabins et le serment du sang (Blutbrüderschaft) tel un serment d'ivrognes. Même le dialogue entre Waltraute et Brünnhilde vire à la dispute familiale, en opposant devant son blanc vaisselier la femme au foyer à la rebelle et furibonde fille de Wotan, toute de noir vêtue. Les bonnes idées ne manquent certes pas dans cette vision éminemment critique, à la fois sociale et politique. On déplore cependant le parasitage permanent de plusieurs intentions superposées et le fait que certaines d'entre elles ne soient pas menées à leur terme, comme la mise en scène de la conjuration, qui peine à démêler l'imbroglio de l'intrigue.

Le personnage de Hagen est, de loin, la trouvaille la plus intéressante. Krämer le place au milieu de la scène, immobilisé sur une chaise roulante tel un monarque foudroyé, à mi-chemin entre dément et statue du Commandeur. Impotent, il trône, la main sur un globe en carton-pâte – dans une « catatonie » dont on trouve cette définition dans un dictionnaire de psychologie : « forme de schizophrénie caractérisée par des périodes de passivité et de négativisme alternant avec des excitations soudaines ». L'absence d'initiative motrice est particulièrement représentative de sa soumission physique et intellectuelle à son père Alberich. C'est bien ce dernier qui tient les rênes de l'intrigue, astucieusement déguisé durant le prélude en fantomatique Grimhilde, la mère des Gibichungen et seul personnage absent physiquement dans le livret de Wagner. Son dialogue avec Hagen endormi est malheureusement bâclé, le jeu des acteurs contredit le texte à plusieurs reprises et l'échange du globe et de la lance ne produit pas l'effet escompté… sans parler de sa mise à mort par les Filles du Rhin, détail inutile – sauf à signifier qu'il n'y aura pas de retour possible vers les origines du drame.

Pour parfaire l'autorité naturelle du personnage, la plus belle voix de la soirée est sans aucun doute celle de Hans-Peter König en Hagen. Il y a deux ans, on regrettait l'aspect débonnaire confondant son âme damnée avec celle de Hans Sachs [lire notre chronique du 3 juin 2011]. Désormais, la justesse et la projection se teintent d'une méchanceté et d'une noirceur vénéneuse. La Waltraute de Sophie Koch est tout simplement magnifique : vierge noire et parfaite furie, elle maîtrise parfaitement les difficultés d'un rôle si court et si intense. Edith Haller se paie le luxe d'enchaîner une Troisième Norne et le rôle de Gutrune. Très loin du côté « oie blanche » habituel, son legato et la beauté du timbre font regretter la brièveté de ses interventions. Peter Sidhom (Alberich) est victime de la même malédiction dont le seul coupable est à rechercher dans le livret. La voix suinte l'orgueil mal tu et l'âpreté pathologique du pouvoir, il porte à lui seul la scène mystérieuse entre le père et le fils maudits. Le Gunther d’Evgueny Nikitin fait oublier la laideur d'un costume vert-bouteille digne d'un apparatchik de RDA. Sans surjouer la veulerie, il campe un personnage en demi-teinte dont le timbre semble prisonnier d'un bien piètre destin. La confrontation avec Torsten Kerl (Siegfried) joue en défaveur de ce dernier, comme si l'étroitesse de l'ambitus faisait paraître trop durs les passages les plus exposés (dans la première scène et surtout au III).

Le nom de Petra Lang avait fait naître de beaux espoirs – en particulier depuis son Ortrud à Bayreuth [lire notre chronique du 14 août 2011] et les Gurrelieder [lire notre chronique du 12 septembre 2010]. Hélas, il faut se rendre à l'évidence et reconnaître que le rôle de Brünnhilde consume une bonne partie de ses réserves, bien avant la redoutable scène finale. Les graves manquent cruellement de tenue et les montées dans le registre aigu se font erratiques.

Satisfecit quasi parfait pour la direction de Philippe Jordan. Les lignes instrumentales sont d'une lisibilité parfaite, même dans les passages où l'équilibre chœur-orchestre se fait délicat. Paradoxalement, c'est le Voyage sur le Rhin et la Mort de Siegfried qui peinent à séduire, comme si l'élan dynamique était bridé par le souci de méticulosité – une brume passagère que devrait dissiper prochainement le redoutable défi d'une Tétralogie donnée en quatre jour, « en temps réel »…

DV