Chroniques

par bertrand bolognesi

Renée Fleming, Daniil Trifonov
Staatskapelle Dresden, Christian Thielemann

œuvres de Fauré, Ravel, Schönberg et Strauss
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 19 et 20 mai 2017
Christian Thielemann et la Staatskapelle Dresden au Théâtre des Champs-Élysées
© dr

Deux soirs avec la Staatskapelle Dresden promettent de grands moments. Avenue Montaigne, Renée Fleming fait une entrée fort applaudie. Le soprano étasunien ouvre la fête avec un opus qui depuis longtemps fait partie de ses favoris. Pour l’accompagner dans les Vier letzte Lieder Op.150 de Richard Strauss, Christian Thielemann favorise un impact orchestral précisément défini, une pâte nettement plus légère que d’accoutumé et un tempo fluide, laissant la voix s’envoler en un legato généreux. Ainsi de Frühling, dûment Allegretto comme indiqué, qui libère un chant fort engagé, plus lyrique que d’attendu. De même September avance-t-il très souplement ses volutes lumineuses, ne s’attardant qu’à peine pour le postlude du cor, digne et souriant. Les petits trucs de Flemings sont totalement absents : pas de portamento glamour, ce soir, mais au contraire une louable fidélité à la ligne, dans une respiration qui va de soi.

Avec une douceur indicible, les cordes graves débutent Beim Schlafengehen. Le chant s’élève posément. « …meine Sinne nun wollen sich in Schlummer senken... » Le solo de violon, humble et paradoxalement chatoyant, amène le retour de la voix, aspirant à la paix éternelle avec une présence bouleversante. Après les trois poèmes d’Hermann Hesse, retour au romantisme classique, pour ainsi dire, avec Joseph von Eichendorff. Aujourd’hui, l’introduction d’Im Abendrot ne traîne pas. Il a même quelque chose d’urgent, l’idée d’une fin qu’il serait peut-être indécent d’éterniser, peut-on penser. Le Lied grandit avec une expressivité rare, ponctuée par la sonorité délicate et nostalgique du violon. Le pas s’élargit discrètement pour l’ultime strophe, interrogeant la mort, plus que certaine, tandis que dans l’ultime aura choral des cuivres papotent innocemment les alouettes – « …O weiter, stiller Friede!... ». Quelque chose s’est passé, de sorte que les applaudissements ne fusent pas aussitôt, préservant quelques secondes d’un silence méditatif, sinon recueilli. Un seul regret : que le commanditaire à Wolfgang Rihm de l’orchestration de Malven [lire notre chronique du 5 septembre 2015] n’ait pas inséré ce cinquième Lied dans le cycle. En aurait-il rompu le charme ? Par contraste, sa fraîcheur aurait au contraire approfondi le crépuscule.

On retrouve les pupitres excellents de la phalange saxonne dans Eine Alpensinfonie Op.64, antérieure d’une trentaine d’année. Thielemann signe une lecture subtilement colorée, un rien lente, aussi (cinquante-trois minutes, environ), profitant de la science admirable de chacun de ses musiciens dans des traits solistiques magnifiquement réalisés sans pourtant parvenir à dépasser une illustration paysagère qui, trop sage, demeure dans son cadre. C’est, en tout point, fort joli, n’en doutons pas, mais dans son salon cossu – la porcelaine de Meißen est fragile, elle ne doit point trop vibrer – une peinture contemplée sans danger jamais ne quitte la toile.

En regard des représentations de l’opéra de Debussy, qui viennent juste de s’achever au Théâtre des Champs-Élysées [lire notre chronique du 9 mai 2017], le programme du lendemain est conclu par Pelleas und Melisande Op.5 d’Arnold Schönberg, page ô combien plus audacieuse, bien qu’elle soir de dix ans l’aînée de la Symphonie alpestre. Malgré les moyens luxueux qu’offre la Staatskapelle de Dresde, l’interprétation patine. On apprécie la qualité des timbres, un geste volontiers lyrique, mais le chef semble peiner dans le choix du dessin. Il n’est, cela dit, pas inintéressant qu’à ce poème symphonique il révèle un héritage par moments brucknérien, plutôt que mahlérien. À la décharge de Christian Thielemann, encore n’est-il pas improbable que notre fréquentation d’autres lectures de l’œuvre (comme celles de Boulez ou d’Eötvös, par exemple) entrave quelque peu notre perception – il est parfois malaisé de se départir de tenaces habitudes d’écoute, on le sait.

Remontons à l’écrevisse le menu de samedi, avec un Concerto en sol majeur de Ravel confondant. Outre la capacité de l’orchestre et du chef à magnifier la clarté de l’écriture – à tenir pour française, paraît-il... –, l’Allegramente saisit d’emblée par la saine rigueur du jeu de Daniil Trifonov, à des lustres de certains commentaires [lire nos chroniques du 27 novembre 2013, des 14 et 27 janvier 2016]. Voilà une approche qui ne ressemble à aucune autre, tant elle est intériorisée, loin de toute opulence. L’Adagio assai confirme la concentration inouïe du musicien. Le thème survient dans une grave simplicité, voire une sorte de piété, peut-être, qui absorbe l’auditoire en sa prodigieuse profondeur. Thielemann rejoint le soliste en des entrelacs très raffinés qui assujettissent la dynamique à un phrasé savamment dosé, à peine rubato. À cette grande introspection répond un Presto décidé où le jeune pianiste russe libère, non sans bonheur, une énergie plus facile. Une version étonnante ! Le Prélude de la suite Pelléas et Mélisande Op.80 de Gabriel Fauré inaugurait ce deuxième soir. Il est l’unique incursion de ces programmes dans le XIXe siècle. La douceur des cordes est idéale dans ce mouvement de grand élan passionné dont l’expressivité se fond en une caresse dolente.

BB