Chroniques

par hervé könig

Orchestre national de France, James Conlon
Daniil Trifonov joue le Concerto en sol mineur Op.16 n°2 de Prokofiev

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 14 janvier 2016
James Conlon joue Dvořák, Prokofiev et Varèse à la tête de l'ONF
© robert millard

Curieux programme que celui concocté par l’Orchestre national de France pour son deuxième concert de l’année 2016… Le chef nord-américain James Conlon, trop souvent brocardé par la critique française, ouvre la soirée par une interprétation des plus énergiques et précises des Intégrales d’Edgar Varèse, l’occasion de mettre en valeur les vents de la formation radiophonique. Ainsi pourrait-il paraître logique de la poursuivre sous le signe de la modernité, l’embryon de mélodie ébauché étant ici traité avec une rigueur radicale manifeste, sans concession au confort d’une écoute passéiste, quand bien même l’œuvre date de 1925. La clarté de l’approche ne cède sur rien tout en se gardant d’alourdir l’impact général, à l’inverse de lectures soi-disant spécialistes telles qu’on en subit parfois [lire notre chronique du 10 février 2013] ; d’ailleurs, le public ne s’y trompe pas en réservant à la présente exécution un accueil mitigé qui, d’étrange manière, rassure quant au nécessaire décrassement d’oreilles qui hante les vœux à lui adresser toujours.

Non, ce concert tend plutôt à fermer le passé avec Intégrales plutôt qu’à ouvrir l’avenir qui lui succèdera. Après une première version donnée à quelques encablures de Saint-Pétersbourg au crépuscule de l’été 1913, le Concerto pour piano en sol mineur Op.16 n°2 de Sergueï Prokofiev fut réécrit dix ans plus tard. Sans doute vous est-il arrivé qu’un disfonctionnement informatique fasse disparaître l’un de vos travaux – l’incident provoque immanquablement l’envie de balancer par la fenêtre votre ordinateur préféré… – ; vous savez donc comme la chose est plaisante. En 1917, le peuple russe se soulève et, dans le vaste chambardement qui conduirait à la chute du pouvoir tsariste mais non à celle de l’empire (il ne fera que changer d’idéologie, de têtes et de titre), tout le matériel de cette œuvre est, sinon détruit du moins perdu – on le redécouvrira peut-être un jour, qui sait ? Toujours est-il que le manuscrit, lui, aurait été brûlé par les nouveaux habitants du logement du compositeur (afin de cuire une omelette, dit-on...).

Cette page poignante qui rend hommage à Maximilian Schmidthof, un ami dont il avait reçu la lettre d’adieu avant qu’il se suicidât dans la forêt finlandaise, et audacieuse que boudèrent l’aristocratie et la bourgeoisie d’alors,Prokofiev la reconstitua à partir d’une réduction pour piano solo qu’il en avait fort heureusement conservée. Pourtant, après avoir repris l’exercice d’orchestration, lors d’un séjour parisien non loin d’ici (rue de Passy, c’est dire !), il considérait lui-même avoir accouché plutôt d’un nouveau concerto que reproduit de mémoire l’enfant d’autrefois. Un an avant que Leopold Stokowski donnât le jour aux Intégrales de Varèse, à New York, Sergueï Koussevitski créait ce deuxième Deuxième concerto avec l’auteur au piano, à Paris, le 8 mai 1924.

La formation limitée de l’opus varèsien prouvait à l’instant, si besoin en est encore, la réussite acoustique du nouvel auditorium de la maison ronde. L’exécution du Concerto Op.16 n°2 scelle une conviction qui supporte haut la main qu’on la remette en question : qu’il s’agisse d’un effectif chambriste ou du grand orchestre (même si cette deuxième mouture de 1923 fut décrite par son auteur comme moins massive que l’originale), le rendu est superlatif, comme en aucune autre salle parisienne, toutes laissant à la traîne le désastreux « bunker Jean Nouvel » de la Villette – ainsi définitivement surnommé par nombre de nos confrères, et des plus avisés en la matière.

Croulant sous les prix, diplômes, recommandations et critiques élogieuses, le jeune Daniil Trifonov serait, nous dit-on, le nouveau génie du piano [lire notre chronique du 27 novembre 2013]. Il a vingt-cinq ans, il joue partout, on le dit non seulement technicien hors pair mais encore grand magicien du son, ainsi décrit par Martha Argerich… qui s’entiche tous les deux ans d’un nouveau prodige, on le sait. Il faut tout dire : à part marquer brutalement la pulsation et malmener à qui mieux-mieux le malheureux Steinway – de toute façon, il n’est plus en très bonne forme : ce n’est donc, d’un point de vue strictement pratique, pas très grave –, Trifonov sait hardiment courir sur le clavier et montrer, à l’instar de bien des pianistes russes et à la suite d’une longue tradition spectaculaire, qu’il possède au moins douze doigts à chaque main et trois mains à chacun de ses quatre bras. Après cet admirable sport, peut-être la femme à barbe sortira-t-elle pour l’entracte un lapin blanc de son haut-de-forme : souhaitons-le-nous musical, à l’inverse d’un malheureux prélude de Scriabine, tour à tour emphatique jusqu’au décousu et tapé jusqu’à l’hématome, finissant surcuit dans un rubato de convoi funèbre – joli bis.

Prague, février 1890 : Antonín Dvořák dirige lui-même la première de sa Symphonie en sol majeur Op.88 n°8. Dès les quelques mesures tendres et nostalgiques ouvrant le premier mouvement, les cordes de l’ONF annoncent une interprétation prometteuse. La flûte dessine un bonheur, et voilà le motif presque héroïque, adroitement conduit par James Conlon. La couleur des violoncelles satisfait pleinement, plus encore dans l’Adagio, si recueilli, paisiblement caressé par les clarinettes. L’élégance triomphe dans un Allegretto grazioso qui porte bien son nom. L’on croyait venir pour le concerto, mais c’est la symphonie qui enchante ! Enlevé, le Finale joue avec une gourmandise luxueusement inventive des caractères ici dansés, dramatiques là, dans une versatilité gagnante.

HK