Chroniques

par nicolas munck

résidence Kaija Saariaho, concert 3
œuvres de Goebbels, Saariaho, Sakaï et Saunders

Jonathan Stockhammer dirige l’Orchestre national de Lyon
Biennale Musiques en scène / Auditorium Maurice Ravel, Lyon
- 20 mars 2014
Jonathan Stockhammer dirige l’Orchestre national de Lyon
© marco borggreve

Premier rendez-vous Biennale Musiques en scène à l’Auditorium Maurice Ravelpour un programme d’orchestre entre cristal et fumée, samples urbains et mécaniques, sonorités synthétiques, immobilisme apparent, boucles ou transformations continues aux côtés de quatre compositeurs de diverses esthétiques et trajectoires. Avant de revenir en détails sur une soirée ô combien consistante, relevons un taux de fréquentation de salle qui laisse un arrière-goût amer. Malgré des opérations promotionnelles de dernière minute, notamment auprès des structures de formation que sont le CRR et le CNSMD de Lyon, nous avons clairement l’impression d’un concert en petit comité, dont les apparences sont sauvées à renfort d’invitations. Le constat est d’autant plus dommageable que la proposition musicale est de fort belle qualité. C’est à la fois triste et préoccupant.

Ce concert en deux parties d’égales longueurs est ouvert par la première pièce du diptyque Du cristal… à la fumée (1989-1990, titre emprunté au livre du médecin, philosophe et écrivain français Henri Atlan) de Kaija Saariaho, compositrice finlandaise que l’Orchestre national de Lyon met à l’honneur de sa saison [lire nos chroniques du 12 décembre et du 7 novembre 2013]. Si ces deux pièces pour grand orchestre (première expérience de la créatrice en ce domaine) sont élaborées à partir d’une « même matière première », elles possèdent toutefois une réelle indépendance et peuvent se concevoir séparément. Afin de ne pas occuper l’ensemble d’une première partie, c’est l’option qui est retenue ce soir par les programmateurs. Pas toujours convaincu par le rapport qu’entretient la musicienne avec l’environnement technologique et la fixation de la partition électronique, nous nous inclinons et restons fascinés face à la pertinence de son utilisation de l’orchestre qui bénéficie sans doute d’un héritage indirect du courant spectral et de la manipulation sonore induite par les musiques électroacoustiques (nous pensons notamment aux mises en boucles et techniques d’incrustation).

En découle une musique extrêmement séduisante, où le matériau harmonique est parfois neutralisé au profit d’effets d’orchestration et dont le découpage formel (éloge de la continuité) se fixe sur la transformation physique du son et une construction dramaturgique résultant d’une tension permanente entre « bruit » et « son » (jeu subtil sur une frontière souvent mince). Musique de waves entre pesanteur, densité et légèreté, continuums de cordes divisées et insertions d’impacts de percussions résonnantes dans une recherche permanente de « son global ». Cette partition d’une vingtaine de minutes est menée de main de maître par le chef américain Jonathan Stockhammer [photo] qui sculpte avec perspicacité le son d’un orchestre dont nous soulignons une fois encore les qualités. Une version qui donne beaucoup de relief et de clarté à cette musique.

Cette première partie se poursuit avec Still pour violon et grand orchestre (2011) de la compositrice britannique Rebecca Saunders, sous l’archet de sa dédicataire Carolin Widmann. Constituée de deux mouvements, cette pièce propose, au-delà de la dimension concertante, un rapport à l’orchestre radicalement différent. Son écriture est plus ciselée et les effets de « tutti réel », complétant une écriture soliste continue, sont utilisés avec beaucoup de parcimonie. Dans bien des cas, l’orchestration met en jeu des objets isolés en contrepoint du violon solo : impacts de grosse-caisse, entretien d’accordéon, timbres épars en tenues ou prolongations du matériau soliste. Bien qu’intéressante, cette écriture très gestuelle semble se construire sur une opposition permanente (voire parfois conflictuelle) entre soliste et bloc orchestral souvent autonome. Sous cet angle, l’idée d’un renouvellement du genre ne semble pas prioritaire. En revanche, le second mouvement, plus lyrique et dans un environnement ponctuellement apaisé, laisse plus de place au dialogue orchestral et recherche effets de fusion avec la soliste par ambiguïtés et entrecroisements des registres. On notera encore une belle écriture de cordes (sons filés, harmoniques, effets gliss.) et de sons fondus (presque « effet d’orgue ») entre l’effectif de cordes et l’accordéon. La pièce se termine en harmoniques dans une ultime résonnance de cymbale. Plus abrupte et solidement ficelée, ce concerto met parfaitement en sons les qualités techniques et interprétatives de Carolin Widmann – du « sur mesure ».

À peine avons-nous regagné notre siège, après les vingt minutes d’entracte réglementaires, que nous sommes cueillis par Blackout du jeune compositeur nippon Kenji Sakaï, donné ce soir en création mondiale. Double commande de GRAME et de Michèle et Pierre Daclin, Blackout ambitionne, dans le prolongement d’un travail esquissé dans Fog and Bubbles pour ensemble et dispositif électronique (2011), de reconstituer dans le champ orchestral un « espace physique naturel ». Ce dernier semble développé et recréé par un travail de transformation continue donnant l’impression d’objets orchestraux simultanément proposés sous des éclairages différents. Cette idée directrice se trouve portée intelligemment par une belle science orchestrale qui fait parfois songer (notamment dans la section lente terminale) à l’approche d’un Michael Jarrell. Chose étrange, cette fin nous remet en mémoire la section F de Le ciel, tout à l’heure encore si limpide… [lire notre chronique du 21 septembre 2009]. Sans doute est-ce lié à cette écriture divisée, très fine avec gliss. in-harmoniques et utilisation de percussions hétéroclites. Dans Fog and Bubbles, le compositeur avait fait appel au logiciel Orchidée pour simuler des réalisations orchestrales traitées en « trompe-l’oreille ». Le même outil a-t-il été utilisé dans ce nouveau contexte densifié ? Quoi qu’il en soit, Blackout révèle l’ingéniosité et la fort belle maîtrise d’un jeune artiste qui signe là sa quatrième pièce pour grand effectif.

Heiner Goebbels, enfin, avec sa surprenante Sampler Suite pour orchestre (1994). Tirée du cycle Surrogate Cities (The Horatian, Three Songs, D & C, Surrogate et In the Country of Last Things), cette suite « à la française », explorant la problématique de la ville, se compose de dix courtes sections dont chacune porte le nom d’une danse baroque. En guise de préambule au premier échantillon samplé, la salle est plongée dans un noir opaque tandis que le fond de scène découvre progressivement l’orgue fraîchement rénové [lire notre dossier de novembre dernier]. Musique étonnante s’il en est, qui prend tout son sens lorsqu’on connaît l’utilisation de la source acoustique du compositeur et metteur en scène allemand. Sans qu’on puisse parler de dimension scénique dans cette mise en lumière (au sens propre et figuré) du sampler et des instruments qui l’accompagnent, cette proposition renverse complétement les rapports et la hiérarchie de l’orchestre. Le plus souvent, c’est bien le sample qui conditionne l’ensemble des choix, la transformation et la « source acousmatique » étant placée au premier plan, au devant de la scène. L’oreille est particulièrement séduite par une section dans laquelle la voix échantillonnée d’une cantillation juive s’échappe de bruits industriels pour se fondre en « choral cordes ». Cette œuvre éveille une fois de plus notre curiosité et questionne. Ayant déjà eu l’occasion de diriger le cycle complet, Jonathan Stockhammer insuffle conviction et énergie à un orchestre peut-être moins habitué à ce type de proposition.

NM