Chroniques

par nicolas munck

Leinolaulut
résidence Kaija Saariaho, concert 2

Jukka-Pekka Saraste dirige l’Orchestre national de Lyon
Auditorium Maurice-Ravel, Lyon
- 12 décembre 2013
à la tête de l'ONL, Jukka-Pekka Saraste joue la musique de Kaija Saariaho
© marius hauge

Nous remettant tout juste d’une confrontation singulière avec la musique de Luciano Berio – il n’est pas toujours aisé de gérer l’après Laborintus II, qu’on se le dise [lire notre chronique du 6 décembre 2013] –, nous voilà confortablement installés au premier balcon de l’Auditorium Maurice Ravelpour le deuxième volet de la série que l’Orchestre national de Lyon consacre à la compositrice finlandaise Kaija Saariaho. Contrairement au premier programme qui plaçait Nymphea Reflection en retour d’entracte [lire notre chronique du 7 novembre 2013], l’univers sonore nous happe d’emblée de la compositrice par Leinolaulut (Chants de Leino), cycle de quatre mélodies pour soprano et orchestre, composé sur des poèmes d’Eino Leino (1878-1926) entre 2000 et 2007 (porté au disque chez Ondine et lauréat du Grand Prix Lycéens des Compositeurs).

Dans une intention musicale proche des grands archétypes de Lieder avec orchestre (Gustav Mahler, Richard Strauss et consort), ces pièces confirment l’attachement de la créatrice aux possibilités offertes par la voix. Cette vocalité est ici toute particulière et semble se confondre avec la source instrumentale. Est-ce « illusion acoustique » (nous sommes placés en plein centre) ou manifestation de l’écriture de Saariaho, nous avons sans cesse l’impression d’une voix qui nous échappe et s’infiltre dans les logiques d’une orchestration souvent statique et figée entre percussions résonnantes, longues tenues presque synthétiques et exploitation de l’espace par polarisation autour de registres extrêmes (notamment aigus). À cette cohérence d’un « son-orchestre » qui semble pris par les glaces s’ajoute une palette de nuances ne dépassant que rarement le mezzo forte légèrement accentué. Le contraste vient donc bien de l’agencement des timbres, de la science instrumentale et non de la dynamique. Cette orfèvrerie est décidément fascinante et nous n’avons qu’une seule envie : nous précipiter au cœur de la partition. Dans ce bel ensemble, toujours servi par l’ONL qui n’en finit pas de convaincre, il faut également noter la performance du soprano finlandais Anu Komsi (créatrice de la version chant/piano en 2000). Jamais forcée, y compris dans le haut de sa tessiture, cette voix parfaitement adaptée à l’exercice séduit par sa transparence et une clarté sans faille, qui souligne une fois encore cette fusion (certes partielle) avec l’effectif instrumental. Belle entrée en matière !

De façon un peu abrupte, nous quittons Kaija Saariaho pour les rivages du Concerto pour violon en ré majeur Op.77 de Johannes Brahms. Athlétique et enjambant les praticables en un parcours de santé, le violoniste israélien Vadim Gluzman rejoint avec nonchalance et décontraction le devant de la scène. Loin d’être anecdotique, cette entrée quasiment théâtrale se fait le reflet d’une prestation dans laquelle le soliste semble jouer un rôle de composition. Chose étrange – et d’un point de vue extérieur, sa lecture de ce chef-d’œuvre du répertoire (sous l’angle technique et de réalisation pure) est irréprochable : les tempi sont parfaitement adaptés et assumés, le son est d’une propreté déconcertante, la justesse toujours impeccable, etc. Pourquoi sommes-nous donc tant gênés par cette proposition qui laisse de marbre ? L’énervement provoqué par une sobriété surjouée serait-il le seul élément d’explication ? Non, assurément. Le malaise vient d’une flagrante déconnexion entre le jeu (parfois le son) et l’attitude physique. Comme si l’on cherchait, de façon un peu dictatoriale, à imposer moins par le sonore que par le visuel l’expression et ce qui dépend du champ de l’interprétation. Pourquoi ne pas faire confiance à l’intelligence et à la qualité d’écoute d’un public ? Est-il nécessaire de surenchérir sur la qualité expressive que contiennent sons et phrases ? Nous ne sommes pas loin du panneau signalétique « attention, expressivité à fleur de peau dans deux minutes ». Bien que conscient des qualités musicales évidentes de Gluzman, il est impossible de se défaire de cette incommodité. La vision qu’on en a ne souligne qu’une chose (question certes éculée, mais toujours valide) : qu’attendons-nous, que cherchons-nous au concert ? Une énième version parfaite d’un concerto du répertoire, une relecture, une proposition musicale inédite ?... Autant de réponses que de spectateurs.

Après l’entracte sont donnés les deux tableaux (soit le ballet intégral) de L’Oiseau de feu dans la version de 1910. Si nous comprenons sans mal ce choix (qui permet de limiter les changements de plateaux avec un orchestre si conséquent et d’assurer une moitié de programme avec une seule partition), impossible de ne pas questionner la pertinence de la musique de ballet dans un programme d’orchestre – d’autant qu’il existe trois versions de la suite. Bien que ravi d’entendre une œuvre admirable à bien des égards, force est de constater le peu d’intérêt et d’efficacité de certains interludes au concert.

Musicalement parlant, l’introduction et la Danse de l’Oiseau de feu donnent quelques frayeurs. Les tempi lents et le contrôle presque extrême du son d’orchestre font craindre une version manquant de brillance. Peut-être sommes-nous victimes des dommages collatéraux d’une écoute studio du son instrumental, d’une habitude des musiques saturées et spatialisées, mais à plusieurs reprises nous nous disons intérieurement : « du son, du son, du son…! ». En réalité, ce parti pris du chef finlandais Jukka-Pekka Saraste ne manque pas d’intelligence. En réservant la plénitude du son instrument à quelques passages clés (Danse infernale de tous les sujets de Katcheï, Allégresse générale du deuxième tableau, etc.), il crée une cohérence dramatique en lien avec l’argument du ballet, et donne beaucoup plus de poids aux points culminants de l’orchestration de Stravinsky. Le final prend tout son sens. Tout comme certains passages du concerto (notamment l’introduction du deuxième mouvement), ces quarante minutes de musique offrent l’occasion de profiter pleinement des qualités l’orchestre. Mention spéciale pour la petite harmonie et les cors. Tout cela est vraiment très solide.

NM