Chroniques

par bertrand bolognesi

Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiel de Richard Wagner

Münchner Opernfestspiele / Nationatheater, Munich
- 31 juillet 2018
Pierre Audi et Georg Baselitz magnifient Parsifal à l'Opéra de Munich
© ruth walz

C’est avec Richard Wagner que le Münchner Opernfestspiele conclut son édition 2018, commencée à la fin du mois de juin. Après un malicieux Orlando paladino [lire notre chronique du 27 juillet 2018], découvrons la seconde des nouvelles productions de l’été de la Bayerische Staatsoper. Outre la clôture du festival, le fait que Kirill Petrenko, directeur musical bien aimé des Munichois, prendra ses nouvelles fonctions à la tête des Berliner Philharmoniker dès le mois prochain, donne à la soirée un caractère particulier – en fosse, le chef russe, qui demeure en poste jusqu’en 2020, ouvrira encore la saison nouvelle pour la reprise des Meistersinger von Nürnberg de David Bösch que nous avions vu il y a deux ans [lire notre chronique du 31 juillet 2016].

De fait, Petrenko livre un Parsifal d’un raffinement extrême.
Si l’abord paraît plutôt lent, peut-être un peu trop – mais sans doute donne-t-il à la mise en scène le temps dont elle a besoin –, encore est-ce dans une ciselure d’une subtilité inouïe où se glissent les moires à venir de Schreker, les paysages mystérieux de Debussy et même le lustre cuivré du Strauss de la maturité –, la présente lecture invite donc l’oreille vers l’avenir, plutôt qu’elle parachève le parcours entamé par l’intégrale du Ring de 2013 redonné ce mois-ci. Comme il se doit, l’acte médian bénéficie d’un élan plus vif, tout en gardant des proportions assez contemplatives pour n’en point souligner le théâtre. Le charme s’accomplit à l’Acte III, en miraculeuse apesanteur. Passé le recueillement dans l’obscurité, une retentissante ovation salue ce grand moment.

Pour sûr, ces acclamations ne s’adressent pas exclusivement au chef, une distribution de choix servant somptueusement la représentation, à deux exceptions près. Confier la partie de Klingsor à un baryton-basse plutôt qu’à une basse à la tessiture étendue ne semble pas une bonne idée. Wolfgang Koch ne parvient guère à camper le magicien, sauf à surenchérir la mise en scène qui en fait un rouage du destin plutôt que le personnage redoutable qu’on attend. Par-delà cette option, l’artiste accuse une instabilité de l’intonation qui ne saurait s’inscrire dans le niveau de ces partenaires. La seconde réserve concerne Christian Gerhaher : une généreuse ligne vocale sert un Amfortas assurément bien chanté, mais monolithique, qui n’atteint que l’empathie de Parsifal. Au souvenir des grandes incarnations du baryton, c’est dommage [lire nos chroniques des 9 juillet et 25 mars 2017, du 18 septembre 2016, ainsi que du 19 avril 2015].

Le reste du plateau vocal n’amène que louanges.
Kevin Conners et Callum Thorpe (très impacté !) font un parfait duo de Chevaliers. L’unité des Filles-Fleurs est, elle aussi, une vraie réussite – Golda Schultz, Selene Zanetti, Annika Schlicht, Noluvuyiso Mpofu, Paula Iancic et Rachael Wilson. On retrouve le puissant Bálint Szabó en Titurel impératif [lire nos chroniques du 2 octobre 2015, du 19 janvier 2012 et du 31 janvier 2008]. Alors que Jonas Kaufmann inquiétait, après plusieurs prestations peu recommandables ces deux dernières années, il surprend agréablement dans un Parsifal qui ne démérite pas. La lumière d’autrefois a cédé place à un timbre nettement plus métallique, cela ne se peut nier, mais une saine prudence permet au ténor de tenir au mieux le rôle. Plus proche du texte que jamais, René Pape livre un Gurnemanz d’une extrême douceur, en Liedersinger fort délicat. Enfin, la Kundry de Nina Stemme est avant tout musicale, loin des hurlements d’usage. Comme à leur habitude, les Chor, Extrachor und Kinderchor der Bayerischen Staatsoper, dirigés par Sören Eckhoff et, pour les enfants, par Stellario Fagone, magnifient luxueusement une œuvre qui mise beaucoup sur la qualité des interventions chorales, ici magnifiques.

Après la mise en scène qu’il en signait à Amsterdam, Pierre Audi revient à Parsifal. Une nouvelle fois, il invite un plasticien à la scénographier. Passé l’écrin fort esthétique d’Anish Kapoor [lire notre chronique du 21 juin 2012], il s’associe l’altière rudesse de Georg Baselitz. Durant le premier Vorspiel l’on entre dans cette signature picturale grâce au rideau gris où reposent de blanches silhouettes horizontales. En s’ouvrant, il découvre la forêt de Baselitz, telle qu’on la peut voir dans nombre de ses travaux, en particulier l’œuvre sur papier. Dès cet instant, il ne nous est plus possible de prétendre à quelque objectivité : c’est parce que le signataire de cette chronique aime l’univers du peintre qu’il est fasciné, l’honnêteté commande de le dire – sans prétendre, d’ailleurs, qu’un spectateur ne le connaissant pas au préalable ne puisse apprécier. S’il est un opéra du répertoire qui correspond intimement au néo-expressionisme du Saxon, c’est bien Parsifal ! Avec cette noble grossièreté précise du trait, il stylise les arbres de Montsalvat. Côté cour, un grand squelette de dinosaure abrite la sauvageonne. Un totem de plaques pierreuses siège au cœur du dispositif, mégalithe réactivé par le Graal. Pour le célébrer, le chœur – jusqu’à lors couvert de lourds manteaux noués à la façon de l’éternel Wanderer du peintre, chasseur robuste qu’il décline çà et là – se dénude : par des prothèses de tissus qui déforme les corps, Baselitz convie sur la scène ses grandes statues, sculptées à la hache dans un bois clair, où la couleur n’est accordée qu’aux organes génitaux. En fin d’Acte I, les branches se brisent et l’Innocent se réfugie sous le totem.

Outre le privilège d’entrer en 3D dans l’univers de Baselitz, la grande douceur de la proposition d’Audi procure un plaisir contemplatif ritualisé qui ne livre pas ses secrets. Trois personnages sont conçus avec un nouveau regard : Klingsor, plus grotesque que maléfique, lui-même jouet du destin pour que le Pur Idiot atteigne la Sainteté ; Gurnemanz, physiquement violent, à l’encontre de sa propre parole, comme s’il n’y croyait plus lui-même – de fait, c’est de l’extérieur qu’arrive le bon grain – ; Amfortas, enfin, montrant une haine de soi dans le refus de se donner au monde et à autrui, qui est LE personnage négatif de cette vision. Là où il est d’usage que sa révolte du III soit jugulée par un chœur autoritaire, ce belliqueux Amfortas menace, sans que personne réponde à ses provocations. Dans le duo au baiser avorté, lorsque Parsifal prononce le nom de l’éternel blessé, une lumière cru aveugle brutalement l’espace : véritable illumination compassionnelle, cette épiphanie est si intense qu’elle abolit le duel, le mage s’effondrant sans combattre dès que l’étranger lève la main.

Cet épisode central débutait devant une nouvelle toile (quatre silhouettes féminines, têtes en bas – typique du peintre), Klingsor apparaissant à droite en la soulevant, comme un diable farceur. Tignasse hirsute et vêture misérable à l’acte précédent, Kundry, convoquée pour séduire, est désormais dessinée par une robe suggestive et affiche coiffure blonde et sophistiquée – l’attribut érotique prêté par l’Orient à la chevelure féminine. À l’inverse, les Filles-Fleurs, version femelle des austères statues évoquées plus haut, n’ont rien d’affriolant. Elles apparaissent sur une scène nue bientôt occupée par un dessin rudimentaire, pneumatique château qui se gonfle sous nos yeux et se vide lorsque meurt le malveillant illusionniste.

Une fausse symétrie, avec de menus détails différents de part et d’autre, commande le rideau du Vorspiel du III – quatre figures masculines, tête en bas. On retrouve ensuite le décor du premier acte, mais dans une verticalité inversée. Parce qu’il est impossible que les chanteurs jouent à l’envers, Baselitz, qui anime sa peinture, inverse ingénieusement l’orientation du dispositif : bien que les hommes évoluent toujours à l’endroit, le décor, élément fixe qui fait référence, crée la sensation qu’ils ont la tête en bas. De même le sol est-il le bord du plateau, signalé par le tertre rudimentaire où repose la dépouille de Titurel ; par un plan incliné, les personnages montent des abysses vers nous. Une tonalité magenta envahit tout lorsque le chevalier baptise Kundry – seule couleur de la représentation, elle est donc celle de la grâce. Parsifal pose une fine croix-lance sur la plaie : Amfortas s’éteint aussitôt – es ist vollbracht… Sous le faite du totem suspendu, tout le monde se rassemble autour d’un messie qui désormais célèbre le Graal sans que coule. La dernière toile laisse deviner une colombe astrale sur un bleu constellé. Un rêve…

BB