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Chroniques
Пиковая дама | La dame de pique
opéra de Piotr Tchaïkovski
Où sont nos grands Russes ? L’on s’étonne que la saison 2007/2008 fasse l’impasse sur un répertoire riche et varié, que les établissements lyriques de France résument tout un patrimoine musical à la seule Dame de pique, certes géniale, dont ils trouvent paradoxalement moyen de réaliser deux nouvelles productions, l’une à Lyon, l’autre à Toulouse. L’affamé se rendra donc prestement aux cinq représentations capitolines, inaugurées ce soir, conduites par Tugan Sokhiev qui, depuis sa prise de poste, fait sa première apparition en fosse.
Dès l’abord, les cordes de l’Orchestre national du Capitole se font tendres et profondes, installant un climat dense et expressif par lequel le jeune chef soutiendra idéalement les chanteurs, peindra tant les tourments du héros pouchkinien que les excès de l’éréthisme tchaïkovskien. Cependant, si l’on ne dompte pas cette exaltation particulière qui définit l’ouvrage en le traversant de part en part, des soucis d’équilibres et de contrastes se déclarent bientôt. Preste et sans blabla, le final du premier acte circonscrit adroitement les débordements, tandis que le deuxième contraint ses passions dans une certaine hauteur de vue d’une grande sagesse. En revanche, le dernier acte s’exprimera dans une ébriété qui, appuyant d’un même élan chaque ressort dramatique, finit par perde tout effet. De fait, la fosse explose, le chant s’hypertrophie au-delà de la musique et le geste s’épaissit copieusement.
On saluera une distribution des plus satisfaisantes, judicieusement choisie. Vladimir Solodovnikov présente un Tchekalinski gentiment cuivré, tandis que Balint Szabo offre une riche couleur et un chant franc à Sourine qui bénéficie de son évident charisme. Boris Statsenko campe un Tomski attachant et avantageusement timbré. De même Vladimir Chernov orne-t-il Eletski d’une élégante ligne de chant, toujours d’une belle souplesse, finement nuancée. Carolin Masur donne une solide Gouvernante et Pauline trouve en Varduhi Abrahamyan une incarnation soignée, délicate. Avec un impact large, une ample projection et une couleur expressive, Barbara Haveman est une Liza généreuse, quoiqu’un rien avare de nuances.
Enfin, les deux rôles principaux ne déméritent pas. Raïna Kabaïvanska suspend la salle aux lèvres de sa Comtesse, apparition terrible à l’inquiétante démarche. En grande forme vocale, Vladimir Galouzine se montre une fois de plus l’Hermann du moment, doté d’une énergie incroyable, imposant une présence directe à chaque étape de son drame intérieur, en grand comédien qu’il est. Notons également que les ensembles (quintette final du premier tableau, par exemple, ou encore duo Pauline/Liza, etc.) fonctionnent remarquablement. Après une première intervention rythmiquement fragile, les artistes des chœurs s’avèrent vaillants.
C’est à Arnaud Bernard que Nicolas Joel a confié la mise en scène de cette Dame de Pique. On y retrouve un certain goût de l’artiste pour les architectures, rencontré avec son Rigoletto [lire notre chronique du 30 septembre 2005], dont la mobilité confère ici au véritable ballet de murs. Grandes salles à moulures recouvertes de carrelages blancs à mi-hauteur, mobilier blanc, chariots à corps : à l’évidence, nous sommes dans un hôpital. L’option rejoint donc celle qu’avait prise Lev Dodin à l’Opéra Bastille, à ceci près qu’elle sait globaliser son choix en intégrant tous les protagonistes à l’imagination malade du héros, contrairement à la précédente qui jouait sur deux plans ne se pénétrant jamais. Cette forte implantation donne naissance à des métaphores pertinentes et sensibles, comme cet enfoncement progressif, de tableau en tableau, du haut d’un bâtiment vers son sous-sol, par exemple.
Pourtant, l’Intermède central viendra tout gâcher. Certes, sa présence même peut paraître, d’un certain point de vue, un parasite conventionnel, et l’on sait bien qu’il est extrêmement difficile de faire avec ce genre de contrainte. De là à faire surgir du sol une cuisine où se jouera une pantomime domestique… Dans le même esprit, Catherine II est ici un grotesque poilu en tutu dont la marche est ouverte par les mollets laboureurs d’un officier rondouillard. Voilà qui relève d’une revendication maladroite demeurant à la fois lourde et imprécise. Sentant bien qu’il dit mal ce qu’il veut dire, le metteur en scène surenchérit sans parvenir, dans cette démultiplication des signes, à se faire comprendre. C’est dommage, car la suite du spectacle s’avère d’une cohérence inattaquable et fait preuve d’un grand goût – la confrontation entre Hermann et la Comtesse, notamment, est saisissante. Montrer un héros écrivant frénétiquement la suite Trois-Sept-As sur les murs, styliser les bords de la Neva par une salle de douches sont autant d’idées intéressantes que la verrue médiane vient ternir.
BB