Chroniques

par bertrand bolognesi

Kirill Troussov, Orchestre national France, Daniele Gatti
Béla Bartók, Johannes Brahms et Rudi Stephan

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 12 mars 2009
le talentueux violoniste d'origine russe Kirill Troussov
© dr

Depuis octobre, Daniele Gatti promène l’écoute parisienne dans un chasser-croiser entre Johannes Brahms et Béla Bartók : à travers les symphonies pour le premier, œuvres d’un romantique soucieux de s’inscrire dans une continuité de conception classiqueet rendant volontiers hommages aux maîtres du passé ; au fil des concerti pour le second, pages d’un novateur qui puise aux sources vives des musiques populaires tout en ouvrant grand les oreilles aux courants esthétiques européens qui bouleversent son temps. On sourit à l’idée de la colère qu’une telle association aurait provoquée sous la plume d’un Hugo Wolf qui n’eut de cesse de rappeler à quel point la logorrhée brahmsienne s’opposait à toute modernité… Pourtant, des ponts paraîtront probables, quoique limités, du vieux maître allemand au génie hongrois.

Le quatrième et antépénultième rendez-vous de ce cycle s’ouvre par une exécution fougueuse de la Symphonie en fa majeur Op.90 n°3 de Brahms. Sous la battue de maestro Gatti, l’Allegro con brio prend des allures d’ouverture d’opéra, chantant copieusement, voire à tue-tête. Assez lourde, l’exécution bénéficie toutefois de traits solistiques soignés. Plus probant, l’Andante demeure malgré tout poussif, coulant les préoccupations de couleur et de nuance dans de curieux aléas de tempo. Malencontreusement, le trop fameux troisième mouvement se noie dans un copieux Biedermeier Kaffé mal dosé. L’Allegro conclusif confirme ces craintes : le chef y fait un sort à tout.

Tout autre s’avère l’approche de la suite du programme.
Avec, pour commencer, le Concerto pour violon Sz.36 n°1 de Bartók de l’équilibre duquel Daniele Gatti se montre fort attentif. Cette page de jeunesse se comprend aisément dans la perspective où la symphonie précédente en place l’écoute, entre l’agonie du romantisme (la proximité avec Kossuth et le Quintette à cordes avec piano) et l’éclosion de la modernité (celle qui sourd des Portraits Sz.37 Op.5). Gidon Kremer ayant pris la décision de suspendre ses activités jusqu’à l’automne prochain, nous entendons le jeune violoniste russe Kirill Troussov. Il délie le chant de l’Andante sostenuto dans une vigueur qui paraît ne devoir respirer jamais, une énergie constante, magistralement distribuée, qui clôt le mouvement dans une tendresse remarquable. À l’Allegro giocoso, il accorde une hargne mesurée dotée d’une palette expressive juste et sans exubérance. À l’endurance et à la souplesse constatées plus haut s’ajoutent de grandes qualités d’élégance. Pourtant, n’y a-t-il pas de passages, dans ce concerto, à pouvoir avantageusement se priver d’élégance, précisément ? Le résultat paraît un rien timide pour la déclaration amoureuse qui sous-tend cette page.

Dans les tranchées disparaissait, le 29 septembre 1915, un compositeur de vingt-huit ans, Rudi Stephan. Il laissait quelques opus des plus prometteurs, dont deux Muzik für Orchester in einem Satz (1910 et 1913) [lire notre chronique du 11 janvier 2007], l’opéra Die Ersten Menschen (1914) récemment enregistré par les soins de Radio France [lire notre critique du CD] et la Musik für Geige und Orchester de 1911, programmée ce soir.

Sans trop abuser d’effets, le chef italien souligne le lyrisme intrinsèque à la musique d’un créateur talentueux qui partit sans mener à terme deux projets d’opéras (Vater und Sohn et Der Märtyrer) mais livra de nombreux Lieder – c’est dire l’importance de la voix humaine, de son phrasé particulier et du domaine dramatique dans l’inspiration du compositeur. À l’introduction échevelée des contrebasses succède une élégie violonistique pour laquelle Kirill Troussov choisit une sonorité nettement plus large, plus appuyée même, que celle entendue dans l’opus précédent. De même aborde-t-il le deuxième caractère de la pièce de Stephan avec une franche fermeté de ton, en parfaite adéquation avec le climat noir de la partition, proche d’un Schreker qui aurait abandonné toute moire décorative, mais aussi d’un Weill nuancerait plus avant ses marches obstinées. Daniele Gatti fait goûter l’opulence des contrastes.

La soirée se termine par la Suite de concert du Mandarin merveilleux de Bartók. Robuste, brave et dynamique, l’option de Gatti n’a pas peur de la violence, de la brutalité même, tout en injectant un lyrisme qu’on ne soupçonnerait peut-être pas à cette œuvre. Nous voilà loin de la clarté boulézienne, bien sûr, ce qui n’enlève rien à l’interprétation d’aujourd’hui. L’ultime bacchanale emporte la salle !

BB