Chroniques

par laurent bergnach

Rudi Stephan
Die ersten Menschen | Les premiers hommes

1 coffret 2 CD Naïve / Radio France (2007)
V 5028
Die ersten Menschen, opéra en version de concert de Rudi Stephan

Chaque année, Radio France produit des dizaines de concerts, dont certains sortent des entiers battus commeLe Rouet d'or (Dvorák), Psyché (Franck), les suites de Bacchus et Ariane (Roussel) et de L'Amour des trois oranges (Prokofiev) ou encore les ballets Appalachian Spring (Copland) et Ogelala (Schulhoff) que l'on retrouvera cette saison. Après Mirra (Alaleona) [lire notre critique du CD], Ein florentinische Tragödie (Zemlinsky), Deutsche Sinfonie (Eisler), etc., la collection discographique témoignant de cette richesse s'embellit d'un nouveau joyau, enregistré le 24 janvier 2004 : Die ersten Menschen de Rudi Stephan (1887-1915). Peu connu aujourd'hui, cet ancien élève de Bernhard Sekles (harmonie et piano), d’Heinrich Schwartz (piano) et de Rudolf Louis (contrepoint et fugue) nous laisse quelques ouvrages assez expressifs comme Musik für Geige und Orchester (1910/1913), Musik für Orchester in einem Satz (1913) pour violon et piano ou Liebeszauber (1913), une ballade pour baryton et orchestre. Curieux autant de sens que d'abstraction, le jeune compositeur s'oriente vers l'opéra, trouvant dans le théâtre d'Otto Borngräber matière à mener à bien ce premier grand projet (1909-1914), avant d'être fauché sur le front. Défini comme un mystère érotique qui mêle symbolisme, expressionnisme et reliquat de romantisme, l'ouvrage est créé à Francfort, le 1er juillet 1920.

Le premier acte de ces Premiers hommes nous présente Adham piochant la terre et Chawa, allongée voluptueusement sur la prairie – « sous tous les soleils s'embrase ma braise ». Tandis que sa compagne lui reproche son sérieux et sa froideur, le travailleur constate l'évolution de son esprit sur ce corps en quête de procréation – « quand j'étais ce que Chawa est restée ». Survint le fier Kaijin, « un chêne dans les nuages de l'orage », mais tourmenté par sa quête d'identité – à l'instar de l’Ulisse de Dallapiccola [lire notre critique du CD]. Introspective, la courte Scène 3 résume l'inquiétude d'Adham : « Une rupture demeure dans le monde. Chawa désire, et je ne peux pas lui donner, et elle ne me donne pas ce que je désire ! Kajin quémande mais ne sait pas quoi ! ». Tandis que Chabel, le second fils, a trouvé une voie dans cet esprit, « père éternel de l'univers », qu'il a appelé Dieu, Kajin s'indigne du sacrifice d'un agneau à une pure invention et part à la recherche de « la femme douce et sauvage ». L'acte second débouche sur la mort de Chabel, suite à une rivalité fraternelle et amoureuse.

Quatre artistes chevronnés s'investissent dans cette version de concert : le soprano Nancy Gustafson (Chawa) au chant lumineux et ample ; la basse Franz Hawlata (Adham), sonore, souple tout en s'avérant parfois mordante ; le baryton Donnie Ray Albert (Kajin) d'abord lointain, qui s'affirme ensuite vaillant et brillant ; enfin Wolfgang Millgramm (Chabel), ténor au timbre d'une belle couleur, qui finit par s'assouplir après quelques dérapages et notes tendues.

À la tête de l'Orchestre National de France, Mikko Franck se montre délicat dans les évocations printanières qui ouvrent la partition, les souvenirs charnels d'Adham ou les louanges divines (Acte I), plus ferme dans les crescendos angoissés liés aux tourments de Chawa et Kijian (Acte II). Une fois encore, on regrette – mais sans s'étonner – qu'un ouvrage aussi intéressant peine à s'imposer au répertoire, écarté au profit de vaudevilles de luxe.

LB