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Chroniques
En silence
opéra d’Alexandre Desplat
L’usage de cloisonner les genres et les pratiques, qui dépend souvent de tropismes plus ou moins nationaux ou culturels, conduit parfois à rendre certains créateurs prisonniers d’une catégorie où ils s’illustrent le mieux. Ainsi Alexandre Desplat, reconnu et récompensé pour ses musiques de film, a-t-il reçu, de la part des Théâtres de la Ville du Luxembourg la commande de son premier opéra, créé le 26 février 2019 dans le Grand-Duché. C’est le format de chambre que le compositeur a retenu pour En silence, adaptant, avec Dominique Lemonnier, dite Solrey – elle signe également la mise en scène – une elliptique nouvelle homonyme de Yasunari Kawabata, dans la petite salle modulable du complexe théâtral, aux dimensions et disposition idéales pour cette création délicate.
L’argument décrit la visite d’un jeune écrivain à un maître devenu aphasique, dans un périple hanté par un spectre aux abords d’un crématorium, métaphore évidente d’une plénitude d’être réduite à l’état de trace mnésique. Dessinée par Éric Soyer, la scénographie décantée module, dans l’esprit de quelque estampe nipponne, des camaïeux de gris à peine rehaussés par les couleurs sobres des costumes de Pierpaolo Piccioli. Habillant le dispositif de vidéos jouant de calligraphies et d’abstractions cinétiques, la metteure en scène, violoniste qui dut renoncer à la pratique de l’instrument à la suite d’une opération cérébrale la privant de sa main gauche, nourrit cette parabole de l’écho de sa propre expérience, ainsi qu’elle en témoigne dans ses notes d’intention. Nulle récupération autobiographique, cependant, dans ce spectacle épuré qui manie avec habileté la suggestion : l’économie de moyens façonne une atmosphère énigmatique aux confins du dire.
Dirigeant dix musiciens de l’ensemble United Instruments of Lucilin [lire notre chronique du 22 septembre 2017] placés sur la scène au second plan, le compositeur fait respirer les accents modaux d’une partition qui n’hésite pas à recourir à des motifs quasi cinématographiques, sans se réduire toutefois à un canevas illustratif. La facture orchestrale distribue avec fluidité des pupitres réunis en trio – cordes, flûtes et clarinettes, auxquelles s’ajoutent des percussions au diapason d’une écriture bien aérée. Cette sensibilité des textures et de la ligne mélodique façonne une inspiration accessible au plus près de la narration, dans une osmose prévenant toute banalité facile.
Les incarnations vocales relaient ce funambulisme expressif.
Le soprano Camille Poul [lire nos chroniques du 5 novembre 2017, des 12 janvier et 14 avril 2016, du 17 février 2010] esquisse les nuances de la réserve de Tomiko, la fille d’Omiya Akifusa, contrastant avec le Mika de Mikhaïl Timoshenko, investi, parfois fébrile, sans jamais sacrifier l’évidente consistance du timbre [lire nos chroniques de Boris Godounov, Owen Wingrave et Orfeo]. Sava Lolov déclame le récit du Narrateur, dont les inflexions prolongent la fugacité et l’indicible des situations, et assume par ailleurs la présence du jeune fou et du maître, ainsi que les interventions du taxi. La danseuse fantôme d’Yoko Higashi répond au violon également fantôme de Dominique Lemonnier, caressant par leur gestuelle mutique l’impuissance de la langue et les frontières de l’audible explorées de manière poétique, visuelle, et non avant-gardiste, par ce premier opus lyrique d’Alexandre Desplat, En silence, présenté quelques jours plus tard aux Théâtre des Bouffes du nord, à Paris.
GC