Chroniques

par arvid oxenstierna

en amont de l’opéra Violetter Schnee
Furrer et Feldman par les musiciens de la Staatskapelle Berlin

Deutsche Staatsoper Unter den Linden, Berlin
- 15 janvier 2019
le compositeur suisse Beat Furrer, à l'honneur Unter den Linden (Berlin, 2019)
© manu theobald

La création mondiale de Violetter Schnee à la Deutsche Staatsoper de Berlin s’accompagne de trois œuvres de Beat Furrer au concert. Le compositeur suisse (né à Schaffhouse en 1954, installé aujourd'hui à Vienne), qui expérimente toujours de nouvelles sonorités et de nouvelles formes, fut salué par le prix Ernst von Siemens. Le pianiste Adrian Heger ouvre ce rendez-vous par Voicelessness (The snow has no voice) écrit en 1986 et dédié au musicologue et éditeur Alfred Schlee (1901-1999). La soirée commence doucement, avec deux accords qui voisinent ou se chevauchent dans un piano humide avec une pédale générale. D’un aspect répétitif, l’impulsion se détache petit à petit de ces accords. Les mains atteignent l’aigu, sans quitter la nuance. Quant au grave, il entre en jeu dans le troisième tiers. La forte concentration du musicien maintient la performance dans une seule nuance, ce qui est difficile et très réussi.

Suspendu dans un temps difficile à percevoir, Voicelessness faisait penser à la musique de Morton Feldman (1926-1987). Imaginé à partir de 1960, le cycle Durations est marqué par le retour du Nord-américain à la notation traditionnelle, après moult essais d’autres graphies et l’expérience de l’œuvre ouverte. En 1961, Durations 5 for for horn, vibraphone, harp, piano or celesta, violin, and cello n’indique pas de mesure et ne propose pas de rendu précis des durées. Le timbre, la couleur, la nuance sont les éléments qui priment sur le temps, livré à la liberté des musiciens. La superposition des tenues rappelle ce que l’on vient d’entendre, affirmant une souplesse encore plus grande. Les sons se fondent avec délicatesse dans des textures flexibles qui évoluent constamment. En fermant les yeux, il devient difficile de reconnaître quel instrument joue quoi. L’effectif particulier favorise cette modalité, surtout le cor (Thomas Jordans), la harpe (Isabelle Müller) et le vibraphone (Martin Barth) – la version choisie est celle avec piano. Après vingt minutes en apesanteur, la voix de Lena Haselmann et dix-sept instrumentistes de la Staatskapelle Berlin, dirigés par Günther Albers, font contraste avec le tonique recitativo de 2005, extrait de l’opéra Fama [lire notre chronique du 31 mai 2006]. Beat Furrer nous confronte maintenant à une manière complètement différente. La scène est nerveuse et rythmique. Elle devient même haletante, avec le débit précipité du texte parlé (d’après Ovide et Schnitzler) et les notes chantées dans l’aigu, effrayantes.

20h45.
Il est temps de profiter d’un premier entracte pour prendre l’air. La dramaturgie du concert a révélé deux aspects du travail de Furrer [photo – lire nos chroniques d’Aer, Concerto pour piano, fragmentos de un libro futuro, auf tönernen füssen, …cold and calm and moving et Kaleidoscopic memories]. Que réserve la suite ? 21h. Retrouvons le rococo de l’Apollo Saal. Quatorze musiciens donnent linea dell'orizzonte (2012), une page commandée par les Donaueschinger Musiktage où elle fut créée par Johannes Kalitzke. Le minimalisme de Voicelessness s’y accouple avec la frénésie de recitativo, conjuguant les attaques des percussions (Martin Barth, Dominic Oelze) aux oscillations de la guitare (Daniel Göritz). linea dell'orizzonte est conclue par un court postlude. Retour à la méditation selon Feldman : Four instruments pour piano et cordes. L’effleurement dolce des cordes sur les accords suspendus du piano confèrent un immobilisme hypnotique à cet opus de 1975.

21h45.
Le public revient après le second entracte – une partie, du moins. Dans la troisième partie, il n’y a qu’une seule œuvre, Crippled Symmetry, dont l’interprétation demande une heure et demi. Pour trois membres de l’ensemble instrumental qu’il animait à l’Université de Buffalo (New York) depuis la fin des années soixante-dix (le percussionniste Jan Williams, le flutiste Eberhard Blum et le pianiste Nils Vigeland), Morton Feldmann a composé en 1983 cette pièce dont les parties s’additionnent sans volonté de synchronisation, en totale liberté. Ses dernières œuvres sont caractérisées par un tempo lent, une dynamique uniforme, souvent feutrée, l’écriture du silence et l’étalement en durée – Triadic Memories (1981) pour piano requerrait quatre-vingt-dix minutes et String Quartet II (1983) atteindrait plus de cinq heures [lire nos chroniques du 4 février 2005 et du 5 mars 2014] ! L’idée de symétrie imparfaite en fait le sujet. La perception est manipulée par le recours au vibraphone. Les échelles irrégulières et ascendantes de la flûte (Ursula Weiler) témoignent d’une singularité qui échappe à la description ou à l’analyse : l'écoute de telles pages est une expérience inégalée dont la dimension nous échappe [lire notre chronique du 18 novembre 2016]. Commencé à 20h, le concert s’achève à 23h15.

AO