Chroniques

par bertrand bolognesi

Morton Feldman | for Philip Guston
pour piano, flute et percussion (1983)

Hermann Kretzschmar, Dietmar Wiesner et Rainer Römer
Festival d’automne à Paris / Église Saint-Eustache
- 18 novembre 2016
à la mort de Philip Guston, Morton Feldman composait une pièce de 4h50 !
© dr

De longue date le Festival d’automne à Paris fit volontiers entendre la musique de Morton Feldman. Cette fois, c’est à une sorte d’installation performative qu’il convie le public. Alors qu’au Centre Pompidou Metz le Quatuor Béla donnera le surlendemain le Quatuor n°2 (1983) du compositeur étatsunien, œuvre dont l’exécution nécessite quelques cinq heures, le pianiste Hermann Kretzschmar, le flûtiste Dietmar Wiesner et le percussionniste Rainer Römers se lancent ici dans une page de comparable envergure, écrite l’année suivante. De même que le foyer du Théâtre des arts de Rouen, il y a une dizaine d’années, où Jean-Luc Fafchamps jouait les deux heures de Triadic Memories (1981) [lire notre chronique du 4 février 2005], une armada de chaises longues forme trois blocs dans le chœur de l’Église Saint-Eustache, chacune équipée d’une couverture vermillon.

À partir de 1947, l’expressionisme abstrait de ce qu’on appela ensuite New York School prit un virage radical et, ce faisant, grandement qualitatif, comme l’illustrent principalement les réalisations de Mark Tobey, Willem de Kooning, Jackson Pollock et Robert Motherwell. De nouveaux artistes rejoignent le groupe, dynamisant cette avant-garde par d’autres voies, souvent contraires, toujours fécondes. L’aîné, Bradley Tomlin, y puise un nouveau départ dont la mort interrompt le plein élan cinq années plus tard. Au début des années cinquante, deux peintres ouvrent une voie inattendue, avançant vers la méditation : Barnett Newman et, surtout, Mark Rothko. Plus hésitant à tourner le dos au geste des précurseurs en s’engageant dans une peinture qui le déplace dans la monumentalité et le traitement de la lumière, un troisième cultive une autre manière : il s’appelle Philip Guston et deviendra vite, de ces plasticiens, le plus proche de Feldman.

En 1962, ce dernier écrit : « la nouvelle peinture me rendait désireux d’un monde sonore plus direct, concret et immédiat que tout ce qui avait existé dans le passé » (in Collected writings of Morton Feldman, Boston, 2000). C’est après 1950 que les musiciens côtoient le plus régulièrement, voire intègrent, la New York School. John Cage y introduit Feldman qui, dès 1951, collabore au film que le photographe allemand Hans Namuth réalise sur Pollock, Pollock Painting, dont il conçoit la musique. Au même moment, il rencontre chez Guston son même rejet de la dictature des systèmes, son besoin de discussion, de confrontation, qui l’éloignerait ensuite de personnalités musicales comme Stockhausen et Boulez, entre autres. De ses toiles, il apprécie alors le statisme contrarié – l’expressionisme coagulé, pourrait-on dire – dont il s’inspire dans sa musique. De fait, ses amis peintres influencèrent considérablement la réflexion du musicien sur son art, ce qu’il reconnut volontiers à travers d’explicites dédicaces ou des hommages – For Franz Kline (soprano, cor, violon, violoncelle, cloches-tubes et piano ; 1962), Piano piece to Philip Guston (1963), De Kooning (violon, violoncelle, cor, piccolo, percussion et piano ; 1963) et, bien sûr, le fameux Rothko Chapel (soprano, contralto, double chœur, célesta, alto et percussion ; 1971).

Alors même que la haine partagée de tout dogmatisme était le socle de son amitié profonde avec Guston, voilà que Feldman rompt brutalement en 1970, victime d’une réaction relevant clairement d’un esprit dogmatique. Vers la fin de 1967, des symboles détournés et même des figures caricaturales infiltrent les toiles de l’artiste, à l’encontre de l’abstraction pure. Guston y voit les alliés qui l’aideront à vaincre l’aride frustration de l’abstrait, lui qui avait commencé trois décennies plus tôt aux côtés des réalistes sociaux David Siqueiros et Diego Rivera, tout en admirant l’académisme surréaliste de Giorgio de Chirico. Lorsque la Marlborough Gallery (New York) expose ce travail inattendu, non seulement la critique se déchaîne mais Feldman le renie définitivement.

À cette intransigeance répondrait l’évolution du langage du compositeur lui-même, comme par une sorte d’ironie. Dans ce temps de la rupture, Feldman, dont les partitions proposaient depuis près de dix ans des durées libres aux interprètes, revient à un temps très précisément indiqué – stigmatise-t-il son propre renoncement à la liberté en tournant le dos à Guston quiose renouer avec une figuration libre ?... Et voilà qu’en 1978, après recherches, atermoiements et tâtonnements, surgit le trio Why Patterns? (flûte, piano et glockenspiel) qui marque la maturité du musicien : pour la première fois, il recourt, dans le timbre, la monodie ou le rythme, à un principe libre de répétition de motifs, sans prioriser aucun modèle (pattern). Justement, c’est aussi en 1978 que Philip Guston portraiture Feldman, un trois-quarts en bouderie, cigarette rageuse, l’œil détourné mais l’oreille grande ouverte…

Plus qu’à ses interprètes, c’est à Feldman que Why Patterns? offre la liberté. Dorénavant, ses œuvres réinventeront un temps toujours plus étiré, en une sorte de rituel non dit qu’il ne quitterait plus. Quand Guston s’éteint au printemps 1980, cette liberté gagnée dix ans avant ne semble plus scandaleuse au compositeur qui put enfin l’atteindre par une autre démarche ; son ami avait pris soin d’organiser la réconciliation devant l’ensevelissement traditionnel. Convoquant trois instrumentistes – vibraphone, marimba, cloches-tubes et glockenspiel ; flûte, flûte basse, flûte en sol et piccolo ; célesta et piano –, for Philip Guston est achevé en 1984.

Sous la voûte, emballé dans un plaid, installé sur un transat, l’expérience est particulière, c’est le moins qu’on puisse dire. La musique commence vers 20h03 et, sans signe avant-coureur, s’interrompt à 0h58. Des auditeurs se sont levés, ont marchés, sont revenus à leur place ou sont allés s’asseoir ailleurs, d’autres ont quitté l’église. Le froid commence par déconcentrer de l’écoute, puis il nous y propulse plus sûrement que tout confort. Partie, ma voisine de droite a rendu disponible une couverture dont j’entoure mes jambes. L’hypnose des sons reprend, d’une douceur infinie. Deux heures plus loin, je protège mon crâne sous une troisième couverture. Dans l’obscurité rougeâtre et la chaleur de mon propre respirer, plus personne et rien autre que la musique – Morton Feldman a gagné !

BB