Chroniques

par bertrand bolognesi

(Dmitri Balatov,) Mikhaïl Bouzine et Chae-Um Kim
lauréats du Concours international de piano d’Orléans 2020

Bertrand, Chin, Dusapin, Langgaard, Loewe, Lourié, Satie, Staud et Vivier
Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 6 juillet 2021
Mikhaïl Bouzine en récital au Théâtre des Bouffes du nord, à Paris
© p. nachbaur

Tous les deux ans depuis sa création en 1994 par la musicienne et pédagogue Françoise Thinat, le Concours international de piano d’Orléans, spécialisé dans l’interprétation du répertoire des XXe et XXIe siècles, récompense par de nombreux prix ses lauréats, les aide de diverses façons et principalement les signale aux oreilles des professionnels et du public. Loin de s’en tenir à ce programme en soi déjà conséquent, l’événement perpétue l’invention imaginée en 2006 par sa fondatrice : la section Brin d’herbe, ouverte aux encore plus jeunes (entre six et dix-huit ans) ! Après le beau palmarès 2018 [lire notre chronique du 5 février 2019], sans oublier les nombreuses découvertes que nous devons au concours [lire nos chroniques du 4 mars 2008, des 18 février et 16 mars 2009, du 5 mars 2012, enfin des 9 et 14 mars 2016], son édition 2020 subit les vicissitudes virales, comme l’ensemble de la vie culturelle depuis de longs mois – il faut savoir que les épreuves ont généralement lieu en février-mars, ce qui indique les lourdes conséquences du surgissement du Covid-19 et de l’ordre de nous tous confiner. Avec un courage et une détermination admirables, la musicologue Isabella Vasilotta [lire notre critique d’Anamorphoses], la directrice artistique, a cependant mené à bien cette quatorzième fête du piano contemporain qui s’est tenue à la fin d’octobre. Chae-Um Kim y emportait le Troisième Prix André Chevillon-Yvonne Bonnaud et le Prix des Étudiants du Conservatoire d’Orléans, Mikhaïl Bouzine était honoré par le Prix Samson François, le Prix Polska Music et le Premier Prix Blanche Selva, tandis qu’à Dmitri Batalov, outre la résidence Henri Dutilleux-Geneviève Joly, étaient remis les prix Ricardo Viñes, Edison Denisov et Claude Helffer, un Deuxième Prix de la Fondation d’entreprise BEG Ingénierie. De ces deux garçons moscovites, l’un né en 1995, l’autre en 1997, seul le premier jouera ce soir, la circulation actuellement fort compliquée des personnes ayant entravé sa présence ici, donc le programme initialement prévu.

Ainsi retrouvons-nous au Théâtre des Bouffes du nord Mikhaïl Bouzine dont le récent récital marquait Lille Piano(s) Festival [lire notre chronique du 20 juin 2021]. Ce soir, il donne un programme de sept opus (dont deux étaient à l’affiche lilloise) répartis en ouverture et en clôture d’un concert dont la prestation de Chae-Um Kim fera le cœur. Tout commence avec A Phoenix Park Nocturne qu’Arthur Lourié dédie en 1938 au romancier James Joyce. À l’extrême délicatesse qu’il ménage à cet Allegro dolcissimo, l’interprète confère une puissance souterraine mue par une dynamique infiniment travaillée où chaque retour des différents motifs de la pièce prend un air de déjà-vu qui pourtant se réinvente toujours. Créé par Louis Lortie en 1975, à Montréal, Pianoforte fut écrit par Claude Vivier pour un concours. La différentiation des frappes, qui est le sujet de cette page, s’avère parfaitement dominée, ciselant au passage des strates sonores que l’on entend rarement dans la musique de ce compositeur. Soudain s’enchaîne le virevoltant Mazeppa en si mineur Op.27 de Carl Loewe (1832), engagé plus prestement encore qu’il y quelques semaines à Lille. La fougue de cette version s’appuie sur une approche fermement structurée et sur le brillant du Steinway, plus clair que le Yamaha d’alors qui, par ailleurs, offrait ses qualités propres.

Commandée par le Concours international de piano d'Orléans et le Louvre, Black Letters est un hommage de Pascal Dusapin à Pierre Soulages. Écrit en 2019, il fait partie du cycle Piano Works que le compositeur complète depuis l’année 2004 environ, et que Jean-Frédéric Neuburger donnait au complet dans le cadre de l’édition 2021 du festival Présences [lire notre chronique du 3 février 2021]. Chae-Um Kim se lance avec une tendre égalité de poids dans le chemin d’accords qui caractérise cette page dont elle met bientôt en relief des îlots contradictoires, comme les perturbations d’une inquiétude quotidienne par une anxiété exceptionnelle, ardente même. Contrastes et ruptures gagnent le devant de la scène, au fil d’une narration soigneusement ciselée, traversée par une péroraison véloce. Un carillon aéré conclut l’œuvre. La jeune Coréenne présente ensuite deux des Études d’Unsuk Chin – l’intégralité du recueil est disponible en CD sous les doigts de Mei Yi Foo [lire notre critique]. D’abord la quatrième, Scalen (conçue en 1995 et révisée en 2003), redoutable course liguétienne, puis Toccata (2003), machine piquante et hypnotique où un chant se détache, par-delà le rythme. Nous en goûtons la lecture vaillamment impactée.

Après une version encore plus vif-argent du superbe Bewegungen (1996) de Johannes Maria Staud – une pièce dont jamais l’on ne se lassera –, Mikhaïl Bouzine [photo] fait entendre Haïku de Christophe Bertrand que Ferenc Vizi créait à la fin de l’été 2008, à Paris. La complexité métrique et la discrète virtuosité de cet opus qui rend hommage à Messiaen trouve ici l’écho spectral requis, mais encore une aura debussyste subtilement inventive. « Les ignorants l’appellent le concombre des mers. L’HOLOTHURIE grimpe ordinairement sur des pierres ou des quartiers de roche. Comme le chat, cet animal marin ronronne, de plus il file une soie dégoûtante. L’action de la lumière semble l’incommoder. J’observai une holothurie dans la baie de Saint-Malo », annonce le frontispice du premier des trois Embryons desséchés d’Erik Satie (1913), joué dans une insolente clarté où l’on entend même le mal de dent du rossignol ! Fils d’un élève de Liszt, le Danois Rued Langgård (1893-1952) fait figure d’OVNI dans le paysage musical de son temps. Bien malin qui pourrait en écoute à l’aveugle donner une date à ses œuvres qui fascinèrent Ligeti. Ainsi de sa Petite Sonate « Le Béguinage » BVN 369 de 1949 dont le motif accuse une parenté avec Vogel als Prophet (Schumann, Waldszenen Op.82, 1849) et certaines conclusions intermédiaires un cousinage avec quelques Sports et divertissements (Satie, 1914). Nous l’avons déjà dit, la démesure est ce juste-assez-pour-moi de Bouzine qui parcourt en ogre inspiré les rodomontades brahmsiennes de ce grand cirque éperdu, s’articulant pour finir autour d’une litanie campanaire (chute la bémol, fa, ré, si bémol farouchement assénée). Quel souffle !

BB