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Chroniques
Maroussia Gentet, Hyeonjun Jo et Kirill Zvegintsov
lauréats du Concours international de piano d’Orléans 2018
Dans le cadre de l’Atelier contemporain de Suzanne Giraud, le Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris accueillait hier une table ronde autour des pièces composées pour le Prix de composition Chevillion-Bonnaud 2018 du treizième Concours international d’Orléans. La compositrice française, trop rare dans nos salles [lire nos chroniques d’Épisode en forme d’oubli, Afin que sans cesse je songe et Le vase de parfums], partageait le rôle de modératrice avec Isabella Vasilotta (directrice artistique du concours). Sous l’égide de la Fondation de France et avec le soutien de la Fondation André Chevillon-Yvonne Bonnaud, l’évènement est ponctué par un récital donné à Auditorium Landowski par trois pianistes distingués lors de l’édition 2018 dudit concours.
La soirée est ouverte par crimson, une page dense écrite par Rebecca Saunders dont récemment nous applaudissions les œuvres au festival Klangspuren Schwaz [lire nos chroniques des 7 et 9 septembre 2018]. En 2005, dix ans après avoir créé Crimson/Molly's Song I pour métronomes, sifflets, boîtes à musique et douze instrumentistes, la Britannique revenait à Molly Bloom, le personnage féminin qui s’exprime par un important monologue à la fin du roman de James Joyce (Ulysse, 1918), et qui suggéra d’autres opus à Saunders [lire notre chronique du 28 décembre 2017]. crimson est interprété par Kirill Zvegintsov, né il y a trente-cinq ans non loin de la Mer Noire, en Nouvelle Ascanie (Асканія-Нова). Après avoir étudié le piano en terre natale, l’Ukrainien partit en Suisse parfaire son art (Bâle, Lucerne). Lauréat de plusieurs concours, il obtint à Orléans la Mention spéciale Samson François. Il se lance éperdument dans le jeu d’attaques musclées, suivi d’échos en auréoles puis en ondes, qui ouvre crimson. Des scories rythmiques viennent perturber ce qui pouvait s’annoncer comme un chemin d’accords en quasi comptine, pour ne pas dire nursery rhyme. L’aura particulière de ce chemin persiste dans un voyage fort résonnant, au point de sembler comme vaporisé, là où des averses généreuses et fugaces s’abattent en rageuses impulsions, toujours copieusement pédalisées. Des inserts percussifs interviennent, tour à tour répétition martelées dans le suraigu presque criant, pédale lancée contre la base de la lyre ou claquement du cylindre. Une scansion s’élève directement depuis la caisse, mains sur les cordes. Zvegintsov se joue admirablement de ce redoutable flux des variétés de modes expressifs, au fil d’une exécution où la nuance est infiniment maitrisée. Une interrogation très éparse, pour ainsi dire, habite la conclusion de l’œuvre, sorte de désinvestissement qui s’éloigne dans une impalpable extinction – ici un peu sèche, toutefois. Voilà qui invite à retrouver la musique de Saunders dans quelques jours, lors du festival Présences à la maison ronde.
Passacaglia Brevis (1988) est le troisième Klavierstück de l’Allemand Ernst Helmuth Flammer (né en 1949). Nous le découvrons sous les doigts d’Hyeonjun Jo, musicien sud-coréen de vingt-quatre ans né à Bucheon qui fut en 2011 le plus jeune lauréat de le prestigieuse Internationale Sommerakademie Mozarteum de Salzbourg, avant d’être salué par d’autres distinctions, comme les cinq qu’il emportait en 2018 au Concours international de piano d’Orléans en 2018 : deuxième prix, prix d’interprétation, mention spéciale Alberto Ginastera, mention spéciale Ysang Yun, enfin prix de composition, puisque Hyeonjun Jo écrit sa musique. Une sonnerie obstinée dans le suraigu invite la passacaille en un véritable enfer de notes répétées, parfaitement réalisées. Un frémissement fortissimo, presque cassant, s’effondre abruptement dans le grave. Plus que têtu l’ostinato revient pour ralentir peu à peu, à la manière d’une mécanisme à ressort. Les diverses qualités d’attaque sont idéalement différentiées et un grand sens de la dynamique se fait apprécier, mais l’œuvre ne semble guère d’un intérêt notable, il faut l’avouer.
Si l’on cite souvent Max Reger comme orchestrateur de Lieder de Schubert, on sait moins qu’il arrangea pour piano solo de nombreuses autres pages vocales. C’est le cas de deux mélodies extraites de l’opus 27 de Richard Strauss, présentées par le jeune Coréen. D’abord Heimliche Aufforderung (Invitation secrète), extrêmement touffu, servi par une technique impressionnante à laquelle ne manque que le lyrisme. En revanche, Hyeonjun Jo [photo] fait somptueusement chanter le célèbre Morgen (Demain), au point que l’on croit entendre la respiration humaine, voire le poème. Le raffinement de la ciselure pianissimo et la tendresse du legato signent une interprétation ineffablement sensible – bravo !
Formée aux CNSMD de Lyon et Paris, Maroussia Gentet (née en 1992) est l’heureuse détentrice du Premier prix 2018 à Orléans, auquel s’ajoutent les mentions spéciales André Jolivet, Albert Roussel, Ricardo Viñès et Blanche Selva. Sans doute l’artiste se révéla-t-elle des plus brillantes en mars dernier, lors des épreuves… bien que la prestation d’aujourd’hui ne le laisse que supposer. Des Miroirs de Maurice Ravel, Noctuelles est heurté dans une articulation mal dégrossie tandis qu’Alborada del gracioso paraît presque chichiteux. En couinant disgracieusement des relevés de pédale indiquent à quatre reprises un pied sans rigueur – l’instrument n’est point fautif, puisque ses prédécesseurs s’en accommodèrent sans bruit. Entre les deux épisodes ravéliens est donné Hommage à Vincent van Gogh, troisième des Préludes de Philippe Schoeller, créés par Maroussia Gentet au festival Traiettorie de Parme, en novembre dernier. Il ne saurait être indifférent qu’un compositeur qui peint lui-même honore en musique le plasticien néerlandais. Impérative, l’écriture est richement et demeure dans une concision salutaire.
Retrouvons Kirill Zvegintsov, pour finir, avec trois compositeurs. Sa vélocité confondante fait bel effet dans le presque liquide Esercizio de Salvatore Sciarrino (1972). Résolument viennoises, les Variations pour piano d’Edison Denisov (1961) mettent en valeur l’aptitude de l’interprète à architecturer son jeu. Au surgissement d’une valse molle au cœur de vigoureuses chamades dodécaphoniques succède une toccata drue, contrastée par des accents précis. Reculons encore de dix ans avec le Prélude et fugue en ré bémol majeur Op. 87 n°15 de Dmitri Chostakovitch (1951) où, du pianiste ukrainien, l’on peut goûter le précieux relief polyphonique, ainsi que la délicate nuance du quasi surplace au milieu du prélude. Passé les plan-plan conclusifs plein d’humour, la fugue va bon train, diablement construite et livrée avec brio. Ce beau moment rend impatient de suivre la carrière des présents lauréats et invite à guetter attentivement la prochaine édition de ce concours qui toujours réserve de bonnes surprises [lire nos chroniques du 4 mars 2008, des 18 février et 16 mars 2009, puis des 9 et 14 mars 2016].
BB